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ÂME.


SECTION VII[1].

ÂMES DES SOTS ET DES MONSTRES.


Un enfant mal conformé naît absolument imbécile, n’a point d’idées, vit sans idées ; et on en a vu de cette espèce. Comment définira-t-on cet animal ? des docteurs ont dit que c’est quelque chose entre l’homme et la bête ; d’autres ont dit qu’il avait une âme sensitive, mais non pas une âme intellectuelle. Il mange, il boit, il dort, il veille, il a des sensations ; mais il ne pense pas.

Y a-t-il pour lui une autre vie, n’y en a-t-il point ? le cas a été proposé, et n’a pas été encore entièrement résolu.

Quelques-uns ont dit que cette créature devait avoir une âme, parce que son père et sa mère en avaient une. Mais par ce raisonnement on prouverait que si elle était venue au monde sans nez, elle serait réputée en avoir un, parce que son père et sa mère en avaient.

Une femme accouche, son enfant n’a point de menton, son front est écrasé et un peu noir, son nez est effilé et pointu, ses yeux sont ronds, sa mine ne ressemble pas mal à celle d’une hirondelle ; cependant il a le reste du corps fait comme nous. Les parents le font baptiser à la pluralité des voix. Il est décidé homme et possesseur d’une âme immortelle. Mais si cette petite figure ridicule a des ongles pointus, la bouche faite en bec, il est déclaré monstre, il n’a point d’âme, on ne le baptise pas.

On sait qu’il y eut à Londres, en 1726, une femme qui accouchait tous les huit jours d’un lapereau[2]. On ne faisait nulle difficulté de refuser le baptême à cet enfant, malgré la folie épidémique qu’on eut pendant trois semaines à Londres de croire qu’en effet cette pauvre friponne faisait des lapins de garenne. Le chirurgien qui l’accouchait, nommé Saint-André, jurait que rien n’était plus vrai, et on le croyait. Mais quelle raison avaient les crédules pour refuser une âme aux enfants de cette femme ? elle avait une âme, ses enfants devaient en être pourvus aussi ; soit qu’ils eussent des mains, soit qu’ils eussent des pattes, soit qu’ils fussent nés avec un petit museau ou avec un visage : l’Être suprême ne peut-il pas accorder le don de la pensée et de la sensation à

  1. Questions sur l’Encyclopédie, 1170. (B.)
  2. Voyez le chapitre xxi des Singularités de la nature (Mélanges, année 1768).