Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome17.djvu/162

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
142
ÂME.

Que nous ont appris tous les philosophes anciens et modernes ? un enfant est plus sage qu’eux ; il ne pense pas à ce qu’il ne peut concevoir.

Qu’il est triste, direz-vous, pour notre insatiable curiosité, pour notre soif intarissable du bien-être, de nous ignorer ainsi ! J’en conviens, et il y a des choses encore plus tristes ; mais je vous répondrai :


Sors tua mortalis, non est mortale quod optas.

Ovid., Met., II, 56.

Tes destins sont d’un homme, et tes vœux sont d’un dieu[1].


Il paraît, encore une fois, que la nature de tout principe des choses est le secret du Créateur. Comment les airs portent-ils des sons ? comment se forment les animaux ? comment quelques-uns de nos membres obéissent-ils constamment à nos volontés ? quelle main place des idées dans notre mémoire, les y garde comme dans un registre, et les en tire tantôt à notre gré, et tantôt malgré nous ? Notre nature, celle de l’univers, celle de la moindre plante, tout est plongé pour nous dans un gouffre de ténèbres.

L’homme est un être agissant, sentant et pensant : voilà tout ce que nous en savons ; il ne nous est donné de connaître ni ce qui nous rend sentants et pensants, ni ce qui nous fait agir, ni ce qui nous fait être. La faculté agissante est aussi incompréhensible pour nous que la faculté pensante. La difficulté est moins de concevoir comment ce corps de fange a des sentiments et des idées que de concevoir comment un être, quel qu’il soit, a des idées et des sentiments.

Voilà d’un côté l’âme d’Archimède, de l’autre celle d’un imbécile : sont-elles de même nature ? Si leur essence est de penser, elles pensent toujours, et indépendamment du corps, qui ne peut agir sans elles. Si elles pensent par leur propre nature, l’espèce d’une âme qui ne peut faire une règle d’arithmétique sera-t-elle la même que celle qui a mesuré les cieux ? Si ce sont les organes du corps qui ont fait penser Archimède, pourquoi mon idiot, mieux constitué qu’Archimède, plus vigoureux, digérant mieux, faisant mieux toutes ses fonctions, ne pense-t-il point ? C’est, dites-vous,

  1. Cette traduction est de Voltaire lui-même ; voyez, tome IX, le deuxième
    Discours sur l’homme, vers 84.