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ÂME.

Le jardinier prononce le mot d’âme des plantes, et les cultive très bien sans savoir ce qu’il entend par ce terme.

Le luthier pose, avance ou recule l’âme d’un violon sous le chevalet, dans l’intérieur des deux tables de l’instrument ; un chétif morceau de bois de plus ou de moins lui donne ou lui ôte une âme harmonieuse.

Nous avons plusieurs manufactures dans lesquelles les ouvriers donnent la qualification d’âme à leurs machines. Jamais on ne les entend disputer sur ce mot ; il n’en est pas ainsi des philosophes.

Le mot d’âme parmi nous signifie en général ce qui anime. Nos devanciers les Celtes donnaient à leur âme le nom de seel, dont les Anglais ont fait le mot soûl, les Allemands seel ; et probablement les anciens Teutons et les anciens Bretons n’eurent point de querelles dans les universités pour cette expression.

Les Grecs distinguaient trois sortes d’âmes : ψυχὴ, qui signifiait l’âme sensitive, l’âme des sens ; et voilà pourquoi l’Amour, enfant d’Aphrodite, eut tant de passion pour Psyché, et que Psyché l’aima si tendrement ; πνεῦμα, le souffle qui donnait la vie et le mouvement à toute la machine, et que nous avons traduit par spiritus, esprit, mot vague auquel on a donné mille acceptions différentes ; et enfin νοῦς, l’intelligence.

Nous possédions donc trois âmes, sans avoir la plus légère notion d’aucune. Saint Thomas d’Aquin[1] admet ces trois âmes en qualité de péripatéticien, et distingue chacune de ces trois âmes en trois parties.

ψυχὴ était dans la poitrine, πνεῦμα se répandait dans tout le corps, et νοῦς était dans la tête. Il n’y a point eu d’autre philosophie dans nos écoles jusqu’à nos jours, et malheur à tout homme qui aurait pris une de ces âmes pour l’autre.

Dans ce chaos d’idées il y avait pourtant un fondement. Les hommes s’étaient bien aperçus que dans leurs passions d’amour, de colère, de crainte, il s’excitait des mouvements dans leurs entrailles. Le foie et le cœur furent le siège des passions. Lorsqu’on pense profondément, on sent une contention dans les organes de la tête : donc l’âme intellectuelle est dans le cerveau. Sans respiration, point de végétation, point de vie : donc l’âme végétative est dans la poitrine, qui reçoit le souffle de l’air.

Lorsque les hommes virent en songe leurs parents ou leurs amis morts, il fallut bien chercher ce qui leur était apparu. Ce

  1. Somme de saint Thomas, édition de Lyon, 1738. (Note de Voltaire.)