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SECONDE PARTIE. — CHAPITRE VIII.


se commettant en rien, attendant tout du temps, et ayant mis un assez bon ordre dans ses vastes États pour n’avoir rien à craindre du dedans ni du dehors, résolut enfin d’aller en France : il n’entendait pas la langue du pays, et par là perdait le plus grand fruit de son voyage ; mais il pensait qu’il y avait beaucoup à voir, et il voulut apprendre de près en quels termes était le régent de France avec l’Angleterre, et si ce prince était affermi.

Pierre le Grand fut reçu en France comme il devait l’être. On envoya d’abord le maréchal de Tessé avec un grand nombre de seigneurs, un escadron des gardes, et les carrosses du roi à sa rencontre. Il avait fait, selon sa coutume, une si grande diligence, qu’il était déjà à Gournai lorsque les équipages arrivèrent à Elbeuf. On lui donna sur la route toutes les fêtes qu’il voulut bien recevoir. On le reçut d’abord au Louvre, où le grand appartement était préparé pour lui, et d’autres pour toute sa suite, pour les princes Kourakin et Dolkorouki, pour le vice-chancelier baron Schaffirof, pour l’ambassadeur Tolstoy, le même qui avait essuyé tant de violations du droit des gens en Turquie. Toute cette cour devait être magnifiquement logée et servie ; mais Pierre étant venu pour voir ce qui pouvait lui être utile, et non pour essuyer de vaines cérémonies qui gênaient sa simplicité, et qui consumaient un temps précieux, alla se loger le soir même à l’autre bout de la ville, au palais ou hôtel de Lesdiguières, appartenant au maréchal de Villeroi, où il fut traité et défrayé comme au Louvre. Le lendemain[1], le régent de France vint le saluer à cet hôtel ; le surlendemain, on lui amena le roi encore enfant, conduit par le maréchal de Villeroi, son gouverneur, de qui le père avait été gouverneur de Louis XIV. On épargna adroitement au czar la gêne de rendre la visite immédiatement après l’avoir reçue ; il y eut deux jours d’intervalle ; il reçut les respects du corps de ville, et alla le soir voir le roi : la maison du roi était sous les armes ; on mena ce jeune prince jusqu’au carrosse du czar. Pierre, étonné et inquiété de la foule qui se pressait autour de ce monarque enfant, le prit et le porta quelque temps dans ses bras.

Des ministres plus raffinés que judicieux ont écrit que le maréchal de Villeroi, voulant faire prendre au roi de France la main et le pas, l’empereur de Russie se servit de ce stratagème pour déranger ce cérémonial par un air d’affection et de sensibilité : c’est une idée absolument fausse ; la politesse française, et ce qu’on devait à Pierre le Grand, ne permettaient pas qu’on changeât en dégoût

  1. 8 mai 1717. (Note de Voltaire.)