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CATHERINE RECONNAÎT SON FRÈRE.


que cet état n’inspire que trop aux autres hommes. Cet inconnu, piqué, dit que L’on ne le traiterait pas ainsi s’il pouvait parvenir à être présenté au czar, et que peut-être il aurait dans sa cour de plus puissantes protections qu’on ne pensait.

L’envoyé du roi Auguste, qui entendit ce discours, eut la curiosité d’interroger cet homme, et sur quelques réponses vagues qu’il en reçut, l’ayant considéré plus attentivement, il crut démêler dans ses traits quelques ressemblances avec l’impératrice. Il ne put s’empêcher, quand il fut à Dresde, d’en écrire à un de ses amis à Pétersbourg. La lettre tomba dans les mains du czar, qui envoya ordre au prince Repnin, gouverneur de Riga, de tâcher de découvrir l’homme dont il était parlé dans la lettre. Le prince Repnin fit partir un homme de confiance pour Mittau, en Courlande ; on découvrit l’homme : il s’appelait Charles Scavronski ; il était fils d’un gentilhomme de Lithuanie, mort dans les guerres de Pologne, et qui avait laissé deux enfants au berceau, un garçon et une fille. L’un et l’autre n’eurent d’éducation que celle qu’on peut recevoir de la nature dans l’abandon général de toutes choses. Scavronski, séparé de sa sœur dès sa plus tendre enfance, savait seulement qu’elle avait été prise dans Marienbourg en 1704, et la croyait encore auprès du prince Menzikoff, où il pensait qu’elle avait fait quelque fortune.

Le prince Repnin, suivant les ordres exprès de son maître, fit conduire à Riga Scavronski, sous prétexte de quelque délit dont on l’accusait ; on fit contre lui une espèce d’information, et on l’envoya sous bonne garde à Pétersbourg, avec ordre de le bien traiter sur la route.

Quand il fut arrivé à Pétersbourg, on le mena chez un maître d’hôtel du czar, nommé Shepleff. Ce maître d’hôtel, instruit du rôle qu’il devait jouer, tira de cet homme beaucoup de lumières sur son état, et lui dit enfin que l’accusation qu’on avait intentée contre lui à Riga était très-grave, mais qu’il obtiendrait justice ; qu’il devait présenter une requête à Sa Majesté, qu’on dresserait cette requête en son nom, et qu’on ferait en sorte qu’il pût la lui donner lui-même.

Le lendemain, le czar alla dîner chez Shepleff ; on lui présenta Scavronski : ce prince lui fit beaucoup de questions, et demeura convaincu, par la naïveté de ses réponses, qu’il était le propre frère de la czarine. Tous deux avaient été dans leur enfance en Livonie. Toutes les réponses que fit Scavronski aux questions du czar se trouvaient conformes à ce que sa femme lui avait dit de sa naissance et des premiers malheurs de sa vie.