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SECONDE PARTIE. — CHAPITRE III.


selon sa coutume. Ainsi Catherine fut reconnue publiquement czarine, pour prix d’avoir sauvé son époux et son armée.

Les acclamations avec lesquelles ce mariage fut reçu dans Pétersbourg étaient sincères ; mais les applaudissements des sujets aux actions d’un prince absolu sont toujours suspects : ils furent confirmés par tous les esprits sages de l’Europe, qui virent avec plaisir, presque dans le même temps, d’un côté l’héritier de cette vaste monarchie, n’ayant de gloire que celle de sa naissance, marié à une princesse ; et de l’autre un conquérant, un législateur partageant publiquement son lit et son trône avec une inconnue, captive à Marienbourg, et qui n’avait que du mérite. L’approbation même est devenue plus générale, à mesure que les esprits se sont plus éclairés par cette saine philosophie qui a fait tant de progrès depuis quarante ans : philosophie sublime et circonspecte, qui apprend à ne donner que des respects extérieurs à toute espèce de grandeur et de puissance, et à réserver les respects véritables pour les talents et pour les services.

Je dois fidèlement rapporter ce que je trouve concernant ce mariage, dans les dépêches du comte de Bassevitz, conseiller aulique à Vienne, et longtemps ministre de Holstein à la cour de Russie. C’était un homme de mérite, plein de droiture et de candeur, et qui a laissé en Allemagne une mémoire précieuse. Voici ce qu’il dit dans ses lettres : « La czarine avait été non-seulement nécessaire à la gloire de Pierre, mais elle l’était à la conservation de sa vie. Ce prince était malheureusement sujet à des convulsions douloureuses, qu’on croyait être l’effet d’un poison qu’on lui avait donné dans sa jeunesse. Catherine seule avait trouvé le secret d’apaiser ses douleurs par des soins pénibles et des attentions recherchées dont elle seule était capable, et se donnait tout entière à la conservation d’une santé aussi précieuse à l’État qu’à elle-même. Ainsi le czar, ne pouvant vivre sans elle, la fit compagne de son lit et de son trône. » Je me borne à rapporter ses propres paroles.

La fortune, qui dans cette partie du monde avait produit tant de scènes extraordinaires à nos yeux, et qui avait élevé l’impératrice Catherine de l’abaissement et de la calamité au plus haut degré d’élévation, la servit encore singulièrement quelques années après la solennité de son mariage.

Voici ce que je trouve dans le manuscrit curieux d’un homme qui était alors au service du czar, et qui parle comme témoin :

« Un envoyé du roi Auguste à la cour du czar, retournant à Dresde par la Courlande, entendit dans un cabaret un homme qui paraissait dans la misère, et à qui on faisait l’accueil insultant