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SECONDE PARTIE. — CHAPITRE II.


avait été puni pour n’avoir pas assez ménagé l’intérêt de Charles XII, il est clair que ce prince aurait eu en effet à la Porte Ottomane un pouvoir qui devait faire trembler les autres ministres ; ils devaient, en ce cas, implorer sa faveur et prévenir ses volontés ; mais, au contraire, Jussuf Bacha, aga des janissaires, qui succéda à Mehemet Baltagi dans le viziriat, pensa hautement comme son prédécesseur sur la conduite de ce prince : loin de le servir, il ne songea qu’à se défaire d’un hôte dangereux ; et quand Poniatowski, le confident et le compagnon de Charles XII, vint complimenter ce vizir sur sa nouvelle dignité, il lui dit : « Païen, je t’avertis qu’à la première intrigue que tu voudras tramer, je te ferai jeter dans la mer, une pierre au cou. »

Ce compliment, que le comte Poniatowski rapporte lui-même dans des Mémoires qu’il fit à ma réquisition, ne laisse aucun doute sur le peu d’influence que Charles XII avait à la Porte. Tout ce que Nordberg a rapporté des affaires de Turquie paraît d’un homme passionné et mal informé. Il faut ranger parmi les erreurs de l’esprit de parti et parmi les mensonges politiques tout ce qu’il avance sans preuve touchant la prétendue corruption d’un grand vizir, c’est-à-dire d’un homme qui disposait de plus de soixante millions par an sans en rendre compte. J’ai encore entre les mains la lettre que le comte Poniatowski écrivit au roi Stanislas immédiatement après la paix du Pruth : il reproche à Baltagi Mehemet son éloignement pour le roi de Suède, son peu de goût pour la guerre, sa facilité ; mais il se garde bien de l’accuser de corruption : il savait trop ce que c’est que la place d’un grand vizir pour penser que le czar pût mettre un prix à la trahison du vice-roi de l’empire ottoman.

Schaffirof et Sheremetof, demeurés en otage à Constantinople, ne furent point traités comme ils l’auraient été s’ils avaient été convaincus d’avoir acheté la paix, et d’avoir trompé le sultan de concert avec le vizir : ils demeurèrent en liberté dans la ville, escortés de deux compagnies de janissaires.

L’ambassadeur Tolstoy étant sorti des Sept-Tours immédiatement après la paix du Pruth, les ministres d’Angleterre et de Hollande s’entremirent auprès du nouveau vizir pour l’exécution des articles.

Azof venait enfin d’être rendu aux Turcs ; on démolissait les forteresses stipulées dans le traité. Quoique la Porte-Ottomane n’entre guère dans les différends des princes chrétiens, cependant elle était flattée alors de se voir arbitre entre la Russie, la Pologne et le roi de Suède : elle voulait que le czar retirât ses troupes de la