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CAMPAGNE DU PRUTH.


quand l’ouvrage qui lui ôtait toutes ses espérances allait être consommé. Le vizir n’alla point à sa rencontre, et se contenta de lui envoyer deux bachas ; il ne vint au-devant de Charles qu’à quelque distance de sa tente.

La conversation ne se passa, comme on sait, qu’en reproches. Plusieurs historiens ont cru que la réponse du vizir au roi, quand ce prince lui reprocha d’avoir pu prendre le czar prisonnier, et de ne l’avoir pas fait, était la réponse d’un imbécile. « Si j’avais pris le czar, dit-il, qui aurait gouverné son empire ? » Il est aisé pourtant de comprendre que c’était la réponse d’un homme piqué ; et ces mots qu’il ajouta : « Il ne faut pas que tous les rois sortent de chez eux, » montrent assez combien il voulait mortifier l’hôte de Bender.

Charles ne retira d’autre fruit de son voyage que celui de déchirer la robe du grand vizir avec l’éperon de ses bottes. Le vizir, qui pouvait l’en faire repentir, feignit de ne s’en pas apercevoir ; et en cela il était très-supérieur à Charles. Si quelque chose put faire sentir à ce monarque, dans sa vie brillante et tumultueuse, combien la fortune peut confondre la grandeur, c’est qu’à Pultava un pâtissier avait fait mettre bas les armes à toute son armée, et qu’au Pruth un fendeur de bois avait décidé du sort du czar et du sien : car ce vizir Baltagi Mehemet avait été fendeur de bois dans le sérail, comme son nom le signifie ; et, loin d’en rougir, il s’en faisait honneur : tant les mœurs orientales diffèrent des nôtres.

Le sultan et tout Constantinople furent d’abord très-contents de la conduite du vizir : on fit des réjouissances publiques une semaine entière ; le kiaia de Mehemet, qui porta le traité au divan, fut élevé incontinent à la dignité de boujouk imraour, grand-écuyer : ce n’est pas ainsi qu’on traite ceux dont on croit être mal servi.

Il paraît que Nordberg connaissait peu le gouvernement ottoman, puisqu’il dit que « le Grand Seigneur ménageait son vizir, et que Baltagi Mehemet était à craindre ». Les janissaires ont été souvent dangereux aux sultans, mais il n’y a pas un exemple d’un seul vizir qui n’ait été aisément sacrifié sur un ordre de son maître ; et Mehemet n’était pas en état de se soutenir par lui-même. C’est, de plus, se contredire que d’assurer dans la même page que les janissaires étaient irrités contre Mehemet, et que le sultan craignait son pouvoir.

Le roi de Suède fut réduit à la ressource de cabaler à la cour ottomane. On vit un roi qui avait fait des rois s’occuper à faire présenter au sultan des mémoires et des placets qu’on ne voulait