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CAMPAGNE DU PRUTH.


mille cinq cent cinquante-quatre hommes d’infanterie, et à six mille six cent quatre-vingt-douze de cavalerie. » Suivant ce calcul, la bataille aurait été plus terrible que tous les historiens et tous les Mémoires pour et contre ne l’ont rapporté jusqu’ici. Il y a certainement ici quelque malentendu ; et cela est très-ordinaire dans les récits de campagnes, lorsqu’on entre dans les détails. Le plus sûr est de s’en tenir toujours à l’événement principal, à la victoire et à la défaite : on sait rarement avec précision ce que l’une et l’autre ont coûté.

À quelque petit nombre que l’armée russe fût réduite, on se flattait qu’une résistances si intrépide et si opiniâtre en imposerait au grand vizir ; qu’on obtiendrait la paix à des conditions honorables pour la Porte-Ottomane ; que ce traité, en rendant le vizir agréable à son maître, ne serait pas trop humiliant pour l’empire de Russie. Le grand mérite de Catherine fut, ce semble, d’avoir vu cette possibilité dans un moment où les généraux ne paraissaient voir qu’un malheur inévitable[1].

Nordberg, dans son Histoire de Charles XII, rapporte une lettre du czar au grand vizir, dans laquelle il s’exprime en ces mots : « Si, contre mon attente, j’ai le malheur d’avoir déplu à Sa Hautesse, je suis prêt à réparer les sujets de plainte qu’elle peut avoir contre moi… Je vous conjure, très-noble général, d’empêcher qu’il ne soit répandu plus de sang, et je vous supplie de faire cesser dans le moment le feu excessif de votre artillerie… Recevez l’otage que je viens de vous envoyer… »

Cette lettre porte tous les caractères de fausseté, ainsi que la plupart des pièces rapportées au hasard par Nordberg : elle est datée du 11 juillet, nouveau style ; et on n’écrivit à Baltagi Mehemet que le 21, nouveau style ; ce ne fut point le czar qui écrivit, ce fut le maréchal Sheremetof ; on ne se servit point dans cette lettre de ces expressions « le czar a eu le malheur de déplaire à Sa Hautesse », ces termes ne conviennent qu’à un sujet qui demande pardon à son maître ; il n’est point question d’otage : on n’en envoya point : la lettre fut portée par un officier, tandis que l’artillerie tonnait des deux côtés. Sheremetof, dans sa lettre, faisait seulement souvenir le vizir de quelques offres de paix que la Porte avait faites au commencement de la campagne par les ministres d’Angleterre et de Hollande, lorsque le divan demandait la cession de la citadelle et du port de Taganrock, qui étaient les vrais sujets de la guerre.

  1. Voltaire insiste sur les mérites de Catherine Ire par galanterie pour Catherine II. (G. A.)