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SECONDE PARTIE. — CHAPITRE I.


bats, exposée comme un autre au feu de l’artillerie des Turcs, avait le droit de parler. Elle persuada son époux de tenter la voie de la négociation.

C’est la coutume immémoriale dans tout l’Orient, quand on demande audience aux souverains ou à leurs représentants, de ne les aborder qu’avec des présents. Catherine rassembla le peu de pierreries qu’elle avait apportées dans ce voyage guerrier, dont toute magnificence et tout luxe étaient bannis : elle y ajouta deux pelisses de renard noir ; l’argent comptant qu’elle ramassa fut destiné pour le kiaia. Elle choisit elle-même un officier intelligent qui devait, avec deux valets, porter les présents au grand vizir, et ensuite faire conduire au kiaia en sûreté le présent qui lui était réservé. Cet officier fut chargé d’une lettre du maréchal Sheremetof à Mehemet Baltagi. Les Mémoires de Pierre conviennent de la lettre : ils ne disent rien des détails dans lesquels entra Catherine ; mais tout est assez confirmé par la déclaration de Pierre lui-même, donnée en 1723, quand il fit couronner Catherine impératrice. « Elle nous a été, dit-il, d’un très-grand secours dans tous les dangers, et particulièrement à la bataille du Pruth, où notre armée était réduite à vingt-deux mille hommes. » Si le czar en effet n’avait plus alors que vingt-deux mille combattants, menacés de périr par la faim ou par le fer, le service rendu par Catherine était aussi grand que les bienfaits dont son époux l’avait comblée. Le journal manuscrit[1] de Pierre le Grand dit que, le jour même du grand combat du 20 juillet, il y avait trente et un mille cinq cent cinquante-quatre hommes d’infanterie, et six mille six cent quatre-vingt-douze de cavalerie, presque tous démontés : il aurait donc perdu seize mille deux cent quarante-six combattants dans cette bataille. Les autres Mémoires assurent que la perte des Turcs fut beaucoup plus considérable que la sienne, et qu’attaquant en foule et sans ordre, aucun des coups tirés sur eux ne porta à faux. S’il est ainsi, la journée du Pruth, du 20 au 21 juillet, fut une des plus meurtrières qu’on ait vues depuis plusieurs siècles.

Il faut, ou soupçonner Pierre le Grand de s’être trompé, lorsqu’en couronnant l’impératrice il lui témoigne sa reconnaissance « d’avoir sauvé son armée, réduite à vingt-deux mille combattants » ; ou accuser de faux son journal, dans lequel il est dit que, le jour de cette bataille, son armée du Pruth, indépendamment du corps qui campait sur le Sireth, « montait à trente et un

  1. Page 177 du Journal de Pierre le Grand. (Note de Voltaire.)