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SECONDE PARTIE. — CHAPITRE I.


opposée : tout cela n’était pas d’un homme sans activité et sans prévoyance.

Pierre alors se trouva dans une plus mauvaise position que Charles XII à Pultava : enfermé comme lui par une armée supérieure, éprouvant plus que lui la disette, et s’étant fié comme lui aux promesses d’un prince trop peu puissant pour les tenir, il prit le parti de la retraite, et tenta d’aller choisir un camp avantageux, en retournant vers Yassi.

Il décampa dans la nuit[1] ; mais à peine est-il en marche que les Turcs tombent sur son arrière-garde au point du jour. Le régiment des gardes Préobazinski arrêta longtemps leur impétuosité. On se forma, on fit des retranchements avec les chariots et le bagage. Le même jour[2] toute l’armée turque attaqua encore les Russes. Une preuve qu’ils pouvaient se défendre, quoi qu’on en ait dit, c’est qu’ils se défendirent très-longtemps, qu’ils tuèrent beaucoup d’ennemis, et qu’ils ne furent point entamés.

Il y avait dans l’armée ottomane deux officiers du roi de Suède, l’un le comte Poniatowski, l’autre le comte de Sparre, avec quelques Cosaques du parti de Charles XII. Mes Mémoires disent que ces généraux conseillèrent au grand vizir de ne point combattre, de couper l’eau et les vivres aux ennemis, et de les forcer à se rendre prisonniers ou de mourir. D’autres Mémoires prétendent qu’au contraire ils animèrent le grand vizir à détruire avec le sabre une armée fatiguée et languissante, qui périssait déjà par la disette. La première idée paraît plus circonspecte ; la seconde, plus conforme au caractère des généraux élevés par Charles XII[3].

Le fait est que le grand vizir tomba sur l’arrière-garde au point du jour. Cette arrière-garde était en désordre. Les Turcs ne rencontrèrent d’abord devant eux qu’une ligne de quatre cents hommes ; on se forma avec célérité. Un général allemand, nommé Allard, eut la gloire de faire des dispositions si rapides et si bonnes que les Russes résistèrent pendant trois heures à l’armée ottomane sans perdre de terrain.

La discipline à laquelle le czar avait accoutumé ses troupes le paya bien de ses peines. On avait vu à Narva soixante mille hommes défaits par huit mille, parce qu’ils étaient indisciplinés ;

  1. 20 juillet 1711. (Note de Voltaire.)
  2. 21 juillet 1711. (Id.)
  3. Voltaire, dans son Charles XII, présente au contraire et sans hésitation les généraux suédois comme ayant conseillé la temporisation. Voyez page 275.