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PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XVIII.


du vainqueur : ce qui, joint aux neuf mille deux cent vingt-quatre qui furent tués dans la bataille, et à près de deux mille hommes qui passèrent le Borysthène à la suite du roi, fait voir qu’il avait en effet vingt-sept mille combattants sous ses ordres dans cette journée mémorable[1].

Il était parti de Saxe avec quarante-cinq mille combattants ; Levenhaupt en avait amené plus de seize mille de Livonie ; rien ne restait de toute cette armée florissante ; et d’une nombreuse artillerie perdue dans ses marches, enterrée dans des marais, il n’avait conservé que dix-huit canons de fonte, deux obus, et douze mortiers. C’était avec ces faibles armes qu’il avait entrepris le siége de Pultava, et qu’il avait attaqué une armée pourvue d’une artillerie formidable : aussi l’accuse-t-on d’avoir montré, depuis son départ d’Allemagne, plus de valeur que de prudence. Il n’y eut de morts du côté des Russes que cinquante-deux officiers et douze cent quatre-vingt-treize soldats : c’est une preuve que leur disposition était meilleure que celle de Charles, et que leur feu fut infiniment supérieur.

Un ministre envoyé à la cour du czar prétend, dans ses Mémoires, que Pierre ayant appris le dessein de Charles XII de se retirer chez les Turcs, lui écrivit pour le conjurer de ne point prendre cette résolution désespérée, et de se remettre plutôt entre ses mains qu’entre celles de l’ennemi naturel de tous les princes chrétiens. Il lui donnait sa parole d’honneur de ne point le retenir prisonnier, et de terminer leurs différends par une paix raisonnable. La lettre fut portée par un exprès jusqu’à la rivière de Bog, qui sépare les déserts de l’Ukraine des États du Grand Seigneur. Il arriva lorsque Charles était déjà en Turquie, et rapporta la lettre à son maître. Le ministre ajoute qu’il tient ce fait[2] de celui-là même qui avait été chargé de la lettre. Cette anecdote n’est pas sans vraisemblance, mais elle ne se trouve ni dans le Journal de Pierre le Grand, ni dans aucun des Mémoires qu’on m’a confiés. Ce qui est le plus important dans cette bataille, c’est que de toutes celles qui ont jamais ensanglanté la terre, c’est la seule qui, au lieu de ne produire que la destruction, ait servi au

  1. On a imprimé à Amsterdam, en 1730, les Mémoires de Pierre le Grand, par le prétendu boïard Ivan Nestesuranoy. Il est dit dans ces Mémoires que le roi de Suède, avant de passer le Borysthène, envoya un officier général offrir la paix au czar. Les quatre tomes de ces Mémoires sont un tissu de faussetés et d’inepties pareilles, ou de gazettes compilées. (Note de Voltaire.)
  2. Ce fait se trouve aussi dans une lettre imprimée au devant des Anecdotes de Russie. (Id.)