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PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE IV.


Enfin ils trouvent le Hollandais qu’ils cherchaient, il s’était déguisé en mendiant ; ils le traînent devant le palais : les princesses, qui aimaient ce bonhomme, et qui avaient confiance en lui, demandent sa grâce aux strélitz, en les assurant qu’il est un fort bon médecin, et qu’il a très-bien traité leur frère Fœdor. Les strélitz répondent que non-seulement il mérite la mort comme médecin, mais aussi comme sorcier, et qu’ils ont trouvé chez lui un grand crapaud séché et une peau de serpent. Ils ajoutent qu’il leur faut absolument livrer le jeune Ivan Nariskin, qu’ils cherchent en vain depuis deux jours, qu’il est sûrement caché dans le palais, qu’ils y mettront le feu si on ne leur donne leur victime. La sœur d’Ivan Nariskin, les autres princesses, épouvantées, vont dans la retraite où Jean Nariskin est caché ; le patriarche le confesse, lui donne le viatique et l’extrême-onction ; après quoi il prend une image de la Vierge qui passait pour miraculeuse ; il mène par la main le jeune homme, et s’avance aux strélitz en leur montrant l’image de la Vierge. Les princesses en larmes entourent Nariskin, se mettent à genoux devant les soldats, les conjurent, au nom de la Vierge, d’accorder la vie à leur parent ; mais les soldats l’arrachent des mains des princesses, ils le traînent au bas des escaliers avec Vangad : alors ils forment entre eux une espèce de tribunal ; ils appliquent à la question Nariskin et le médecin. Un d’entre eux, qui savait écrire, dresse un procès-verbal ; ils condamnent les deux infortunés à être hachés en pièces ; c’est un supplice usité à la Chine et en Tartarie pour les parricides : on l’appelle le supplice des dix mille morceaux. Après avoir ainsi traité Kariskin et Vangad, ils exposent leurs têtes, leurs pieds et leurs mains, sur les pointes de fer d’une balustrade.

Pendant qu’ils assouvissaient leur fureur aux yeux des princesses, d’autres massacraient tous ceux qui leur étaient odieux, ou suspects à Sophie.

Cette exécution horrible finit par proclamer souverains les deux princes Ivan et Pierre[1], en leur associant leur sœur Sophie en qualité de co-régente. Alors elle approuva tous leurs crimes, et les récompensa, confisqua les biens des proscrits, et les donna aux assassins : elle leur permit même d’élever un monument, sur lequel ils firent graver les noms de ceux qu’ils avaient massacrés comme traîtres à la patrie ; elle leur donna enfin des lettres patentes par lesquelles elle les remerciait de leur zèle et de leur fidélité.

  1. Juin 1682. (Note de Voltaire.)