Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome16.djvu/429

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
419
POPULATION, FINANCES, ARMÉES, USAGES.


Il est très-vraisemblable que la Russie a été beaucoup plus peuplée qu’aujourd’hui, dans les temps où la petite vérole, venue du fond de l’Arabie, et l’autre, venue d’Amérique, n’avaient point encore fait de ravages dans ces climats où elles se sont enracinées. Ces deux fléaux, par qui le monde est plus dépeuplé que par la guerre, sont dus, l’un à Mahomet, l’autre à Christophe Colomb. La peste, originaire d’Afrique, approchait rarement des contrées du septentrion. Enfin les peuples du Nord, depuis les Sarmates jusqu’aux Tartares qui sont au delà de la grande muraille, ayant inondé le monde de leurs irruptions, cette ancienne pépinière d’hommes doit avoir étrangement diminué.

Dans cette vaste étendue de pays, on compte environ sept mille quatre cents moines et cinq mille six cents religieuses, malgré le soin que prit Pierre le Grand de les réduire à un plus petit nombre : soin digne d’un législateur dans un empire où ce qui manque principalement c’est l’espèce humaine. Ces treize mille personnes cloîtrées et perdues pour l’État avaient, comme le lecteur a pu le remarquer, sept cent vingt mille[1] serfs pour cultiver leurs terres, et c’est évidemment beaucoup trop. Cet abus, si commun et si funeste à tant d’États, n’a été corrigé que par l’impératrice Catherine II. Elle a osé venger la nature et la religion, en ôtant au clergé et aux moines des richesses odieuses ; elle les a payés du trésor public, et a voulu les forcer d’être utiles en les empêchant d’être dangereux.

Je trouve, par un état des finances de l’empire, en 1725, en comptant le tribut des Tartares, tous les impôts et tous les droits en argent, que le total allait à treize millions de roubles, ce qui fait soixante-cinq millions de nos livres de France, indépendamment des tributs en nature. Cette somme modique suffisait alors pour entretenir trois cent trente-neuf mille cinq cents hommes, tant sur terre que sur mer. Les revenus et les troupes ont augmenté depuis[2].

Les usages, les vêtements, les mœurs, en Russie, avaient toujours plus tenu de l’Asie que de l’Europe chrétienne : telle était l’ancienne coutume de recevoir les tributs des peuples en denrées, de défrayer les ambassadeurs dans leur route et dans leur

  1. Dans l’état, pages 416-417, il est question de 721,500 ; mais Voltaire néglige ici les frictions. C’était par faute typographique que l’édition originale portait soixante et douze mille ; voyez, dans la Correspondance, la lettre à Schouvaloff, du 11 juin 1760. (B.)
  2. On évalue aujourd’hui (1829) les revenus de la Russie à quatre cents millions, et ses troupes à plus d’un million. (B.)