Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome16.djvu/395

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
385
PRÉFACE HISTORIQUE ET CRITIQUE.


§ V.

On a fait l’Histoire de Pierre le Grand la plus courte et la plus pleine qu’on a pu. Il y a des histoires de petites provinces, de petites villes, d’abbayes même de moines, en plusieurs volumes in-folio ; les Mémoires d’un abbé[1], retiré quelques années en Espagne, où il n’a presque rien fait, contiennent huit tomes : un seul a suffi pour la vie d’Alexandre.

Il se peut qu’il y ait encore des hommes enfants qui aiment mieux les fables des Osiris, des Bacchus, des Hercule, des Thésée, consacrées par l’antiquité, que l’histoire véritable d’un prince moderne, soit parce que ces noms antiques d’Osiris et d’Hercule flattent plus l’oreille que celui de Pierre, soit parce que des géants et des lions terrassés plaisent plus à une imagination faible que des lois et des entreprises utiles. Cependant il faut avouer que la défaite du géant d’Épidaure et du voleur Sinnis, et le combat contre la truie de Crommion, ne valent pas les exploits du vainqueur de Charles XII, du fondateur de Pétersbourg, et du législateur d’un empire redoutable.

Les anciens nous ont appris à penser, il est vrai ; mais il serait bien étrange de préférer le Scythe Anacharsis, parce qu’il était ancien, au Scythe moderne qui a policé tant de peuples[2].

Cette histoire contient la vie publique du czar, laquelle a été utile, non sa vie privée, sur laquelle on n’a que quelques anecdotes d’ailleurs assez connues[3]. Les secrets de son cabinet, de son lit, et de sa table, ne peuvent être bien dévoilés par un étranger, et ne doivent point l’être. Si quelqu’un eût pu donner de tels mémoires, c’eût été un prince Menzikoff, un général Czeremetoff, qui l’ont vu si longtemps dans son intérieur ; ils ne l’ont pas fait, et tout ce qui, aujourd’hui, ne serait appuyé que sur des bruits

  1. L’abbé de Montgon. (K.)
  2. Dans l’édition de 1759, et dans toutes celles qui ont paru du vivant de l’auteur, on lisait de plus ici :

    « On ne voit pas que le législateur de la Russie doive céder à Lycurgue et à Solon. Les lois de l’un, qui recommandent l’amour des garçons aux bourgeois d’Athènes, et qui le défendent aux esclaves ; les lois de l’autre, qui ordonnent aux filles de combattre toutes nues à coups de poing dans la place publique, sont-elles préférables aux lois de celui qui a formé les hommes et les femmes à la fermeté, qui a créé la discipline militaire sur terre et sur mer, et qui a ouvert à son pays la carrière de tous les arts ? — Cette histoire contient sa vie publique, laquelle, etc. » (B.)

  3. Voltaire s’était engagé à glisser sur les détails de la vie privée du czar. Voyez sa correspondance avec Schouvaloff (année 1757). (G. A.)