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LIVRE HUITIÈME.


plus grand, et ce que l’adversité a de plus cruel, sans avoir été amolli par l’une, ni ébranlé un moment par l’autre. Presque toutes ses actions, jusqu’à celles de sa vie privée et unie, ont été bien loin au delà du vraisemblable. C’est peut-être le seul de tous les hommes, et jusqu’ici le seul de tous les rois, qui ait vécu sans faiblesses ; il a porté toutes les vertus des héros à un excès où elles sont aussi dangereuses que les vices opposés. Sa fermeté, devenue opiniâtreté, fit ses malheurs dans l’Ukraine, et le retint cinq ans en Turquie ; sa libéralité, dégénérant en profusion, a ruiné la Suède ; son courage, poussé jusqu’à la témérité, a causé sa mort ; sa justice a été quelquefois jusqu’à la cruauté, et, dans les dernières années, le maintien de son autorité approchait de la tyrannie. Ses grandes qualités, dont une seule eût pu immortaliser un autre prince, ont fait le malheur de son pays. Il n’attaqua jamais personne ; mais il ne fut pas aussi prudent qu’implacable dans ses vengeances. Il a été le premier qui ait eu l’ambition d’être conquérant sans avoir l’envie d’agrandir ses États : il voulait gagner des empires pour les donner. Sa passion pour la gloire, pour la guerre, et pour la vengeance, l’empêcha d’être bon politique, qualité sans laquelle on n’a jamais vu de conquérant. Avant la bataille et après la victoire, il n’avait que de la modestie ; après la défaite, que de la fermeté : dur pour les autres comme pour lui-même, comptant pour rien la peine et la vie de ses sujets, aussi bien que la sienne ; homme unique plutôt que grand homme ; admirable plutôt qu’à imiter. Sa vie doit apprendre aux rois combien un gouvernement pacifique et heureux est au-dessus de tant de gloire[1].

Charles XII était d’une taille avantageuse et noble ; il avait un très-beau front, de grands yeux bleus remplis de douceur, un nez bien formé, mais le bas du visage désagréable, trop souvent défiguré par un rire fréquent qui ne partait que des lèvres, presque point de barbe ni de cheveux. Il parlait très-peu, et ne répondait souvent que par ce rire dont il avait pris l’habitude. On observait à sa table un silence profond. Il avait conservé, dans l’inflexibilité de son caractère, cette timidité qu’on nomme mauvaise honte. Il eût été embarrassé dans une conversation, parce que s’étant donné tout entier aux travaux et à la guerre, il n’avait jamais connu la société. Il n’avait lu jusqu’à son loisir chez les Turcs que les

  1. Il faut lire dans Lémontey, Histoire de la Régence, tome Ier, page 128, et tome II, page 383, beaucoup de curieux détails sur la fin du règne de Charles XII et sur le misérable état dans lequel il laissait la Suède à sa mort : l’agriculture et le service des postes abandonnés aux femmes, une population composée de vieillards et d’enfants, etc.