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LIVRE HUITIÈME.


Dès qu’ils surent que Charles XII était retourné en Suède, ils espérèrent que ce prince passionné pour la guerre, obligé de la faire, et manquant de flotte et de soldats, leur ferait une bonne composition : ils lui envoyèrent un député qui vint en Europe sur un vaisseau hollandais, et qui alla proposer au baron de Görtz de les recevoir dans le port de Gottembourg, où ils s’offraient de se rendre avec soixante vaisseaux chargés de richesses.

Le baron fit agréer au roi la proposition ; on envoya même l’année suivante deux gentilshommes suédois, l’un nommé Cronström, et l’autre Mendal, pour consommer la négociation avec ces corsaires de Madagascar.

On trouva depuis un secours plus noble et plus important dans le cardinal Albéroni[1], puissant génie qui a gouverné l’Espagne assez longtemps pour sa gloire, et trop peu pour la grandeur de cet État. Il entra avec ardeur dans le projet de mettre le fils de Jacques II sur le trône d’Angleterre. Cependant, comme il ne venait que de mettre le pied dans le ministère, et qu’il avait l’Espagne à rétablir avant que de songer à bouleverser d’autres royaumes, il semblait qu’il ne pouvait de plusieurs années mettre la main à cette grande machine ; mais en moins de deux ans on le vit changer la face de l’Espagne, lui rendre son crédit dans l’Europe, engager, à ce qu’on prétend, les Turcs à attaquer l’empereur d’Allemagne, et tenter en même temps d’ôter la régence de France au duc d’Orléans, et la couronne de la Grande-Bretagne au roi George : tant un seul homme est dangereux quand il est absolu dans un puissant État, et qu’il a de la grandeur et du courage dans l’esprit.

Görtz, ayant ainsi dispersé à la cour de Moscovie et à celle d’Espagne les premières étincelles de l’embrasement qu’il méditait, alla secrètement en France, et de là en Hollande, où il vit les adhérents du prétendant.

Il s’informa plus particulièrement de leurs forces, du nombre

  1. « Albéroni, dit Saint-Simon, c. 161, était fils d’un jardinier, qui, se sentant de l’esprit, avait pris un petit collet pour, sous une figure d’abbé, aborder où son sarrau de toile eût été sans accès. Il était bouffon ; il plut à M. de Parme comme un bas valet dont on s’amuse ; en s’en amusant, il lui trouva de l’esprit, et qu’il pouvait n’être pas incapable d’affaires. Il le chargea d’une affaire à traiter avec le maréchal de Vendôme, à qui il plut.... Il fit à M. de Vendôme, qui aimait les mets extraordinaires, des soupes au fromage et d’autres ragoûts étranges, qu’il trouva excellents... Il changea de maître ; et bientôt après, sans cesser son métier de bouffon et de faiseur de potages et de ragoûts bizarres, il mit le nez dans les lettres de M. de Vendôme, y réussit à son gré, et devint son principal secrétaire... et ami de confiance... »