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HISTOIRE DE CHARLES XII.


et de le prendre mort ou vif. Heureusement ils étaient sous le vent, et ne purent l’aborder : il courut un danger encore plus grand en passant à la vue de l’île de Rugen, près d’un endroit nommé la Babrette, où les Danois avaient élevé une batterie de douze canons. Ils tirèrent sur le roi. Les matelots faisaient force de voiles et de rames pour s’éloigner ; un coup de canon tua deux hommes à côté de Charles, un autre fracassa le mât de la barque. Au milieu de ces dangers le roi arriva vers deux de ses vaisseaux qui croisaient dans la mer Baltique ; dès le lendemain Stralsund se rendit ; la garnison fut faite prisonnière de guerre, et Charles aborda à Ystad en Scanie, et de là se rendit à Carlscrona, dans un état bien autre que quand il en partit, quinze ans auparavant, sur un vaisseau de cent vingt canons, pour aller donner des lois au Nord.

Si près de sa capitale, on s’attendait qu’il la reverrait après cette longue absence ; mais son dessein était de n’y rentrer qu’après des victoires. Il ne pouvait se résoudre d’ailleurs à revoir des peuples qui l’aimaient, et qu’il était forcé d’opprimer pour se défendre contre ses ennemis. Il voulut seulement voir sa sœur : il lui donna rendez-vous sur le bord du lac Veter en Ostrogothie ; il s’y rendit en poste, suivi d’un seul domestique, et s’en retourna après avoir resté un jour avec elle.

De Carlscrona, où il séjourna l’hiver, il ordonna de nouvelles levées d’hommes dans son royaume. Il croyait que tous ses sujets n’étaient nés que pour le suivre à la guerre, et il les avait accoutumés à le croire aussi. On enrôlait des jeunes gens de quinze ans : il ne resta dans plusieurs villages que des vieillards, des enfants, et des femmes ; on voyait même, en beaucoup d’endroits, les femmes seules labourer la terre[1].

Il était encore plus difficile d’avoir une flotte. Pour y suppléer on donna des commissions à des armateurs qui, moyennant des priviléges excessifs et ruineux pour le pays, équipèrent quelques vaisseaux : ces efforts étaient les dernières ressources de la Suède. Pour subvenir à tant de frais, il fallut prendre la substance des peuples. Il n’y eut point d’extorsion que l’on n’inventât sous le nom de taxe et d’impôt. On fit la visite dans toutes les maisons, et on en tira la moitié des provisions pour être mises dans les magasins du roi ; on acheta pour son compte tout le fer qui était dans le royaume, que le gouvernement paya en billets, et qu’il vendit en argent. Tous ceux qui portaient des habits où il entrait de la soie, qui avaient des perruques et des épées dorées, furent

  1. Il est impossible de ne pas songer ici à l’état de la France en 1813. (G. A.)