Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome16.djvu/343

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
333
LIVRE HUITIÈME.


tranchée ou en ambassade auprès de Charles XII, c’était presque la même chose. Le roi entretenait Croissy des heures entières dans les endroits les plus exposés, pendant que le canon et les bombes tuaient du monde à côté et derrière eux, sans que le roi s’aperçût du danger, ni que l’ambassadeur voulût lui faire seulement soupçonner qu’il y avait des endroits plus convenables pour parler d’affaires. Ce ministre fit ce qu’il put avant le siége pour ménager un accommodement entre les rois de Suède et de Prusse ; mais celui-ci demandait trop, et Charles XII ne voulait rien céder. Le comte de Croissy n’eut donc, dans son ambassade, d’autre satisfaction que celle de jouir de la familiarité de cet homme singulier. Il couchait souvent auprès de lui sur le même manteau : il avait, en partageant ses dangers et ses fatigues, acquis le droit de lui parler avec liberté. Charles encourageait cette hardiesse dans ceux qu’il aimait ; il disait quelquefois au comte de Croissy : « Veni, maledicamus de rege ; allons, disons un peu de mal de Charles XII. » C’est ce que cet ambassadeur m’a raconté[1].

Croissy resta jusqu’au 13 novembre dans la ville ; et enfin, ayant obtenu des ennemis permission de sortir avec ses bagages, il prit congé du roi de Suède, qu’il laissa au milieu des ruines de Stralsund avec une garnison dépérie des deux tiers, résolu de soutenir un assaut.

En effet, on en donna un deux jours après à l’ouvrage à corne. Les ennemis s’en emparèrent deux fois, et en furent deux fois chassés. Le roi y combattit toujours parmi les grenadiers : enfin le nombre prévalut ; les assiégeants en demeurèrent les maîtres. Charles resta encore deux jours dans la ville, attendant à tout moment un assaut général. Il s’arrêta le 19, jusqu’à minuit, sur un petit ravelin tout ruiné par les bombes et par le canon ; le jour d’après, les officiers principaux le conjurèrent de ne plus rester dans une place qu’il n’était plus question de défendre ; mais la retraite était devenue aussi dangereuse que la place même. La mer Baltique était couverte de vaisseaux moscovites et danois. On n’avait dans le port de Stralsund qu’une petite barque à voiles et à rames. Tant de périls, qui rendaient cette retraite glorieuse, y déterminèrent Charles. Il s’embarqua, la nuit du 20 décembre 1715, avec dix personnes seulement. Il fallut casser la glace dont la mer était couverte dans le port : ce travail pénible dura plusieurs heures avant que la barque pût voguer librement. Les amiraux ennemis avaient des ordres précis de ne point laisser sortir Charles de Stralsund ,

  1. Cette dernière phrase n’est pas dans les premières éditions.