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LIVRE SIXIÈME.


qu’à obéir ; chacun eut honte de ne pas chercher de mourir avec le roi. Ce prince, préparé à l’assaut, se flattait en secret du plaisir et de l’honneur de soutenir avec trois cents Suédois les efforts de toute une armée. Il plaça chacun à son poste : son chancelier Muller, le secrétaire Ehrenpreus, et les clercs, devaient défendre la maison de la chancellerie ; le baron Fief, à la tête des officiers de la bouche, était à un autre poste ; les palefreniers, les cuisiniers, avaient un autre endroit à garder, car avec lui tout était soldat ; il courait à cheval de ses retranchements à sa maison, promettant des récompenses à tout le monde, créant des officiers, et assurant de faire capitaines les moindres valets qui combattraient avec courage.

On ne fut pas longtemps sans voir l’armée des Turcs et des Tartares, qui venaient attaquer le petit retranchement avec dix pièces de canon et deux mortiers. Les queues de cheval flottaient en l’air, les clairons sonnaient, les cris de alla, alla, se faisaient entendre de tous côtés. Le baron de Grothusen remarqua que les Turcs ne mêlaient dans leurs cris aucune injure contre le roi, et qu’ils l’appelaient seulement Demirbash, tête de fer. Aussitôt il prend le parti de sortir seul sans armes des retranchements ; il s’avança dans les rangs des janissaires, qui presque tous avaient reçu de l’argent de lui. « Eh quoi ! mes amis, leur dit-il en propres mots, venez-vous massacrer trois cents Suédois sans défense ? Vous, braves janissaires, qui avez pardonné à cinquante mille Russes quand ils vous ont crié amman (pardon), avez-vous oublié les bienfaits que vous avez reçus de nous ? et voulez-vous assassiner ce grand roi de Suède que vous aimez tant, et qui vous a fait tant de libéralités ? Mes amis, il ne demande que trois jours, et les ordres du sultan ne sont pas si sévères qu’on vous le fait croire. »

Ces paroles firent un effet que Grothusen n’attendait pas lui-même. Les janissaires jurèrent sur leurs barbes qu’ils n’attaqueraient point le roi, et qu’ils lui donneraient les trois jours qu’il demandait. En vain on donna le signal de l’assaut : les janissaires, loin d’obéir, menacèrent de se jeter sur leurs chefs si l’on n’accordait pas trois jours au roi de Suède ; ils vinrent en tumulte à la tente du bacha de Bender, criant que les ordres du sultan étaient supposés ; à cette sédition inopinée, le bacha n’eut à opposer que la patience.

Il feignit d’être content de la généreuse résolution des janissaires, et leur ordonna de se retirer à Bender. Le kan des Tartares, homme violent, voulait donner immédiatement l’assaut avec ses