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HISTOIRE DE CHARLES XII.


Charles XII, menacé, n’était pas maître de sa colère. « Obéis à ton maître, si tu l’oses, lui dit-il, et sors de ma présence. » Le bacha, indigné, s’en retourna au grand galop, contre l’usage ordinaire des Turcs : en s’en retournant, il rencontra Fabrice, et lui cria toujours en courant : « Le roi ne veut point écouter la raison ; tu vas voir des choses bien étranges. » Le jour même il retrancha les vivres au roi, et lui ôta sa garde de janissaires. Il fit dire aux Polonais et aux Cosaques qui étaient à Varnitza, que s’ils voulaient avoir des vivres il fallait quitter le camp du roi de Suède, et venir se mettre dans la ville de Bender sous la protection de la Porte. Tous obéirent, et laissèrent le roi réduit aux officiers de sa maison et à trois cents soldats suédois contre vingt mille Tartares et six mille Turcs.

Il n’y avait plus de provisions dans le camp pour les hommes ni pour les chevaux. Le roi ordonna qu’on tuât hors du camp, à coups de fusil, vingt de ces beaux chevaux arabes que le Grand Seigneur lui avait envoyés, en disant : « Je ne veux ni de leurs provisions ni de leurs chevaux. » Ce fut un régal pour les troupes tartares, qui, comme on sait, trouvent la chair de cheval délicieuse. Cependant les Turcs et les Tartares investirent de tous côtés le petit camp du roi.

Ce prince, sans s’étonner, fit faire des retranchements réguliers par ses trois cents Suédois : il y travailla lui-même ; son chancelier, son trésorier, ses secrétaires, les valets de chambre, tous ses domestiques, aidaient à l’ouvrage. Les uns barricadaient les fenêtres, les autres enfonçaient des solives derrière les portes, en forme d’arcs-boutants.

Quand on eut bien barricadé la maison, et que le roi eut fait le tour de ses prétendus retranchements, il se mit à jouer aux échecs tranquillement avec son favori Grothusen, comme si tout eût été dans une sécurité profonde. Heureusement Fabrice, l’envoyé de Holstein, ne s’était point logé à Varnitza, mais dans un petit village entre Varnitza et Bender, où demeurait aussi M. Jeffreys, envoyé d’Angleterre auprès du roi de Suède. Ces deux ministres, voyant l’orage prêt à éclater, prirent sur eux de se rendre médiateurs entre les Turcs et le roi. Le kan, et surtout le bâcha de Bender, qui n’avait nulle envie de faire violence à ce monarque, reçurent avec empressement les offres de ces deux ministres ; ils eurent ensemble à Bender deux conférences, où assistèrent cet huissier du sérail et le grand maître des écuries, qui avaient apporté l’ordre du sultan et le fetfa du mufti.