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LIVRE SIXIÈME.


adroit et entreprenant, porte sa lettre à Andrinople, malgré la sévérité avec laquelle le grand vizir faisait garder les passages.

Funk fut obligé d’aller faire cette demande dangereuse. Pour toute réponse on le fit mettre en prison. Le sultan, indigné, fit assembler un divan extraordinaire, et y parla lui-même, ce qu’il ne fait que très-rarement. Tel fut son discours, selon la traduction qu’on en fit alors :

« Je n’ai presque connu le roi de Suède que par la défaite de Pultava, et par la prière qu’il m’a faite de lui accorder un asile dans mon empire ; je n’ai, je crois, nul besoin de lui, et n’ai sujet ni de l’aimer ni de le craindre ; cependant, sans consulter d’autres motifs que l’hospitalité d’un musulman, et ma générosité qui répand la rosée de ses faveurs sur les grands comme sur les petits, sur les étrangers comme sur mes sujets, je l’ai reçu et secouru de tout, lui, ses ministres, ses officiers, ses soldats, et n’ai cessé, pendant trois ans et demi, de l’accabler de présents.

Je lui ai accordé une escorte considérable pour le conduire dans ses États. Il a demandé mille bourses pour payer quelques frais, quoique je les fasse tous : au lieu de mille, j’en ai accordé douze cents. Après les avoir tirées de la main du sérasquier de Bender, il en demande encore mille autres, et ne veut point partir, sous prétexte que l’escorte est trop petite, au lieu qu’elle n’est que trop grande pour passer par un pays ami.

« Je demande donc si c’est violer les lois de l’hospitalité que de renvoyer ce prince, et si les puissances étrangères doivent m’accuser de violence et d’injustice en cas qu’on soit réduit à le faire partir par force[1]. » Tout le divan répondit que le Grand Seigneur agissait avec justice.

Le mufti déclara que l’hospitalité n’est point de commande aux musulmans envers les infidèles, encore moins envers les ingrats ; et il donna son fetfa, espèce de mandement qui accompagne presque toujours les ordres importants du Grand Seigneur ; ces fetfas sont révérés comme des oracles, quoique ceux dont ils émanent soient des esclaves du sultan comme les autres.

L’ordre et le fetfa furent portés à Bender par le bouyouk imraour, grand maître des écuries, et un chiaoux bacha, premier huissier. Le bacha de Bender reçut l’ordre chez le kan des Tartares ; aussitôt il alla à Varnitza demander si le roi voulait partir comme ami, ou le réduire à exécuter les ordres du sultan.

  1. M. Fabrice, dans sa lettre du 30 janvier 1712, cite à peu près textuellement cette harangue telle que Voltaire l’a rapportée.