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LIVRE SIXIÈME.


tienté sauveront les Turcs d’une destinée que leur peu de politique et leur ignorance dans la guerre et dans la marine semblent leur préparer aujourd’hui.

Achmet était si peu informé de ce qui se passait en Pologne qu’il envoya un aga pour voir s’il était vrai que les armées du czar y fussent encore : deux secrétaires du roi de Suède, qui savaient la langue turque, accompagnèrent l’aga afin de servir de témoins contre lui en cas qu’il fît un faux rapport.

Cet aga vit par ses yeux la vérité, et en vint rendre compte au sultan même. Achmet, indigné, allait faire étrangler le grand vizir ; mais le favori, qui le protégeait, et qui croyait avoir besoin de lui, obtint sa grâce, et le soutint encore quelque temps dans le ministère.

Les Russes étaient protégés ouvertement par le vizir, et secrètement par Ali Coumourgi, qui avait changé de parti ; mais le sultan était si irrité, l’infraction du traité était si manifeste, et les janissaires, qui font trembler souvent les ministres, les favoris et les sultans, demandaient si hautement la guerre, que personne dans le sérail n’osa ouvrir un avis modéré.

Aussitôt le Grand Seigneur fit mettre aux Sept-Tours les ambassadeurs moscovites, déjà aussi accoutumés à aller en prison qu’à l’audience. La guerre est de nouveau déclarée contre le czar, les queues de cheval arborées, les ordres donnés à tous les bachas d’assembler une armée de deux cent mille combattants. Le sultan lui-même quitta Constantinople, et vint établir sa cour à Andrinople, pour être moins éloigné du théâtre de la guerre.

Pendant ce temps, une ambassade solennelle, envoyée au Grand Seigneur de la part d’Auguste et de la république de Pologne, s’avançait sur le chemin d’Andrinople ; le palatin de Mazovie était à la tête de l’ambassade, avec une suite de plus de trois cents personnes.

Tout ce qui composait l’ambassade fut arrêté et retenu prisonnier dans l’un des faubourgs de la ville : jamais le parti du roi de Suède ne s’était plus flatté que dans cette occasion ; cependant ce grand appareil devint encore inutile, et toutes ses espérances furent trompées.

Si l’on en croit un ministre public, homme sage et clairvoyant, qui résidait alors à Constantinople, le jeune Coumourgi roulait déjà dans sa tête d’autres desseins que de disputer des déserts au czar de Moscovie dans une guerre douteuse. Il projetait d’enlever aux Vénitiens le Péloponèse, nommé aujourd’hui la Morée et de se rendre maître de la Hongrie.