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LIVRE CINQUIÈME.


fut baptisée sous le nom de Marthe. Le vicaire de la paroisse l’éleva par charité jusqu’à quatorze ans ; à cet âge elle fut servante à Marienbourg chez un ministre luthérien de ce pays, nommé Gluk.

En 1702, à l’âge de dix-huit ans, elle épousa un dragon suédois. Le lendemain de ses noces, un parti des troupes de Suède ayant été battu par les Moscovites, ce dragon, qui avait été à l’action, ne reparut plus, sans que sa femme pût savoir s’il avait été fait prisonnier, et sans même que depuis ce temps elle en put jamais rien apprendre.

Quelques jours après, faite prisonnière elle-même par le général Bauer, elle servit chez lui, ensuite chez le maréchal Sheremetoff : celui-ci la donna à Menzikoff, homme qui a connu les plus extrêmes vicissitudes de la fortune, ayant été, de garçon pâtissier, général et prince, ensuite dépouillé de tout, et relégué en Sibérie, où il est mort dans la misère et dans le désespoir.

Ce fut à un souper, chez le prince Menzikoff, que l’empereur la vit et en devint amoureux. Il l’épousa secrètement en 1707, non pas séduit par des artifices de femme, mais parce qu’il lui trouva une fermeté d’âme capable de seconder ses entreprises, et même de les conduire après lui. Il avait déjà répudié depuis longtemps sa première femme Ottokefa[1], fille d’un boïard, accusée de s’opposer aux changements qu’il faisait dans ses États. Ce crime était le plus grand aux yeux du czar. Il ne voulait dans sa famille que des personnes qui pensassent comme lui. Il crut rencontrer dans cette esclave étrangère les qualités d’un souverain, quoiqu’elle n’eût aucune des vertus de son sexe : il dédaigna, pour elle, les préjugés qui eussent arrêté un homme ordinaire ; il la fit couronner impératrice : le même génie qui la fit femme de Pierre Alexiowitz lui donna l’empire après la mort de son mari. L’Europe a vu avec surprise cette femme, qui ne sut jamais ni lire ni écrire[2], réparer son éducation et ses faiblesses

  1. Je ne sais ce que signifie ce nom, qu’on lit dans toutes les éditions. La première femme de Pierre s’appelait Lapouchin (Eudoxie-Fedorovna), ainsi que Voltaire le dit dans son Histoire de Russie, chapitre VI de la première partie, et chapitres Ier, III et X de la seconde. (B.)
  2. Le sieur La Motraye prétend qu’on lui avait donné une belle éducation, qu’elle lisait et écrivait très-bien. Le contraire est connu de tout le monde ; on ne souffre point en Livonie que les paysans apprennent à lire et à écrire, à cause de l’ancien privilége nommé le bénéfice des clercs, établi autrefois chez les nouveaux chrétiens barbares, et subsistant dans ces pays. Les mémoires sur lesquels on rapporte ce fait disent d’ailleurs que la princesse Élisabeth, depuis impératrice, signait toujours pour sa mère dès son enfance. (Note de Voltaire.) — Voyez dans le Dictionnaire philosophique, au mot Clerc, ce que c’est que le bénéfice des clercs. (B.)