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HISTOIRE DE CHARLES XII.


Il appela le général Sheremetoff vers le commencement de la nuit, et lui ordonna, sans balancer et sans prendre conseil, que tout fût prêt à la pointe du jour pour aller attaquer les Turcs la baïonnette au bout du fusil.

Il donna de plus ordre exprès qu’on brûlât tous les bagages, et que chaque officier ne réservât qu’un seul chariot, afin que, s’ils étaient vaincus, les ennemis ne pussent du moins profiter du butin qu’ils espéraient.

Après avoir tout réglé avec le général pour la bataille, il se retira dans sa tente, accablé de douleur et agité de convulsions, mal dont il était souvent attaqué, et qui redoublait toujours avec violence quand il avait quelque inquiétude. Il défendit que personne osât de la nuit entrer dans sa tente, sous quelque prétexte que ce pût être, ne voulant pas qu’on vînt lui faire des remontrances sur une résolution désespérée, mais nécessaire, encore moins qu’on fût témoin du triste état où il se sentait.

Cependant on brûla, selon son ordre, la plus grande partie de ses bagages. Toute l’armée suivit cet exemple, quoique à regret ; plusieurs enterrèrent ce qu’ils avaient de plus précieux. Les officiers généraux ordonnaient déjà la marche, et tâchaient d’inspirer à l’armée une confiance qu’ils n’avaient pas eux-mêmes ; chaque soldat, épuisé de fatigue et de faim, marchait sans ardeur et sans espérance. Les femmes, dont l’armée était trop remplie, poussaient des cris qui énervaient encore les courages ; tout le monde attendait, le lendemain matin, la mort ou la servitude. Ce n’est point une exagération, c’est à la lettre ce qu’on a entendu dire à des officiers qui servaient dans cette armée.

Il y avait alors dans le camp moscovite une femme aussi singulière peut-être que le czar même. Elle n’était encore connue que sous le nom de Catherine. Sa mère était une malheureuse paysanne nomme Erb-Magden, du village de Ringen en Estonie, province où les peuples sont serfs, et qui était en ce temps-là sous la domination de la Suède ; jamais elle ne connut son père[1] ; elle

    mais vous attendrez que je vienne moi-même en personne. Si je dois périr ici et que vous receviez la nouvelle de ma mort bien confirmée, alors vous choisirez parmi vous le plus digne de me succéder. » Pierre avait alors un fils de vingt et un ans que, comme on voit, il pensait déjà à exclure du trône. (A. G.)

  1. On m’a assuré que son père était un fossoyeur. Il est assez inutile de savoir quelle était sa profession ; il suffit qu’on sache qu’une paysanne est devenue impératrice par son mérite encore plus que par sa beauté. (Note de Voltaire.) — Cette note est dans l’édition de 1737. L’auteur, en 1746, la réduisit à ces mots : « On m’a assuré depuis que le père de la czarine était un fossoyeur, « et la supprima en 1748. Ce fut alors qu’il ajouta la note 2 de la page suivante. (B.)