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LIVRE CINQUIÈME.


pagne tout ce qu’il fallait pour être perdu. Il se trouva sans provisions, ayant la rivière de Pruth derrière lui, cent cinquante mille Turcs devant lui, et quarante mille Tartares qui le harcelaient continuellement à droite et à gauche. Dans cette extrémité, il dit publiquement : Me voilà du moins aussi mal que mon frère Charles l’était à Pultava. »

Le comte Poniatowski, infatigable agent du roi de Suède, était dans l’armée du grand vizir avec quelques Polonais et quelques Suédois, qui tous croyaient la perte du czar inévitable.

Dès que Poniatowski vit que les armées seraient infailliblement en présence, il le manda au roi de Suède, qui partit aussitôt de Bender, suivi de quarante officiers, jouissant par avance du plaisir de combattre l’empereur moscovite. Après beaucoup de pertes et de marches ruineuses, le czar, poussé vers le Pruth, n’avait pour tout retranchement que des chevaux de frise et des chariots : quelques troupes de janissaires et de spahis vinrent fondre sur son armée si mal retranchée ; mais ils attaquèrent en désordre, et les Moscovites se défendirent avec une vigueur que la présence de leur prince et le désespoir leur donnaient.

Les Turcs furent deux fois repoussés. Le lendemain, M. Poniatowski conseilla au grand vizir d’affamer l’armée moscovite, qui, manquant de tout, serait obligée, dans un jour, de se rendre à discrétion avec son empereur.

Le czar a depuis avoué plus d’une fois qu’il n’avait jamais rien senti de si cruel dans sa vie que les inquiétudes qui l’agitèrent cette nuit : il roulait dans son esprit tout ce qu’il avait fait depuis tant d’années pour la gloire et le bonheur de sa nation ; tant de grands ouvrages, toujours interrompus par des guerres, allaient peut-être périr avec lui avant d’avoir été achevés ; il fallait ou être détruit par la faim, ou attaquer près de cent quatre-vingt mille hommes avec des troupes languissantes, diminuées de plus de la moitié, une cavalerie presque toute démontée, et des fantassins exténués de faim et de fatigue[1].

  1. Pierre, sentant toute l’horreur de sa situation, fit partir pour Moscou un courrier qui eut le bonheur de traverser l’armée ennemie ; il le chargea de la lettre suivante, dont l’original est conservé dans le cabinet de Pierre Ier, au palais impérial : « Je vous annonce que, trompé par de faux avis et sans qu’il y ait de ma faute, je me trouve enfermé ici dans mon camp par une armée turque quatre fois plus forte que la mienne, les vivres coupés, et sur le point de nous voir tailler en pièces ou prendre prisonniers, à moins que le Ciel ne vienne à notre secours d’une manière inattendue. S’il arrive que je sois pris par les Turcs, vous n’avez plus à me considérer comme votre czar et seigneur, ni à tenir compte d’aucun ordre qui pourrait vous être porté de ma part, pas même quand vous y reconnaîtriez ma propre main ;