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LIVRE CINQUIÈME.
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Les janissaires et les spahis attaquent en désordre, incapables d’écouter le commandement et de se rallier ; leur cavalerie, qui devrait être excellente, attendu la bonté et la légèreté de leurs chevaux, ne saurait soutenir le choc de la cavalerie allemande ; l’infanterie ne savait point encore faire un usage avantageux de la baïonnette au bout du fusil ; de plus, les Turcs n’ont pas eu un grand général de terre parmi eux depuis Couprougli, qui conquit l’île de Candie[1]. Un esclave nourri dans l’oisiveté et dans le silence du sérail, fait vizir par faveur, et général malgré lui, conduisait une armée levée à la hâte, sans expérience, sans discipline, contre des troupes moscovites aguerries par douze ans de guerres, et fières d’avoir vaincu les Suédois,

Le czar, selon toutes les apparences, devait vaincre Baltagi Mehemet ; mais il fit la même faute avec les Turcs que le roi de Suède avait commise avec lui ; il méprisa trop son ennemi. Sur la nouvelle de l’armement des Turcs, il quitta Moscou ; et ayant ordonné qu’on changeât le siége de Riga en blocus, il assembla sur les frontières de Pologne quatre-vingt mille hommes de ses troupes[2]. Avec cette armée il prit son chemin par la Moldavie et la Valachie, autrefois le pays des Daces, aujourd’hui habité par des chrétiens grecs tributaires du Grand Seigneur.

La Moldavie était gouvernée alors par le prince Cantemir, grec d’origine, qui réunissait les talents des anciens Grecs, la science des lettres et celle des armes. On le faisait descendre du fameux Timur, connu sous le nom de Tamerlan. Cette origine paraissait plus belle qu’une grecque ; on prouvait cette descendance par le nom de ce conquérant. Timur, dit-on, ressemble à Témir ; le titre de kan, que possédait Timur avant de conquérir l’Asie, se retrouve dans le nom de Cantemir : ainsi le prince Cantemir est descendant de Tamerlan. Voilà les fondements de la plupart des généalogies.

De quelque maison que fût Cantemir, il devait toute sa fortune à la Porte-Ottomane. À peine avait-il reçu l’investiture de sa principauté qu’il trahit l’empereur turc son bienfaiteur pour le czar, dont il espérait davantage. Il se flattait que le vainqueur de Charles XII triompherait aisément d’un vizir peu estimé, qui n’avait jamais fait la guerre, et qui avait choisi pour son kiaia,

  1. En 1669. Voyez tome XIII, page 141.
  2. Le chapelain Nordberg prétend que le czar força le quatrième homme de ses sujets capables de porter les armes de le suivre à cette guerre. Si cela eût été vrai, l’armée eût été au moins de deux millions de soldats. (Note de Voltaire.)