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HISTOIRE DE CHARLES XII.


Il se trouvait à Bender dans une abondance de toutes choses, bien rare pour un prince vaincu et fugitif : car, outre les provisions plus que suffisantes et les cinq cents écus par jour qu’il recevait de la magnificence ottomane, il tirait encore de l’argent de la France, et il empruntait des marchands de Constantinople. Une partie de cet argent servit à ménager des intrigues dans le sérail, à acheter la faveur des vizirs, ou à procurer leur perte. Il répandait l’autre partie avec profusion parmi ses officiers et les janissaires qui lui servaient de gardes à Bender. Grothusen, son favori et trésorier, était le dispensateur de ses libéralités ; c’était un homme qui, contre l’usage de ceux qui sont en cette place, aimait autant à donner que son maître. Il lui apporta un jour un compte de soixante mille écus en deux lignes : dix mille écus donnés aux Suédois et aux janissaires par les ordres généreux de Sa Majesté, et le reste mangé par moi. « Voilà comme j’aime que mes amis me rendent leurs comptes, dit ce prince ; Muller me fait lire des pages entières pour des sommes de dix mille francs. J’aime mieux le style laconique de Grothusen. » Un de ses vieux officiers, soupçonné d’être un peu avare, se plaignit à lui de ce que Sa Majesté donnait tout à Grothusen : « Je ne donne de l’argent, répondit le roi, qu’à ceux qui savent en faire usage. » Cette générosité le réduisit souvent à n’avoir pas de quoi donner. Plus d’économie dans ses libéralités eût été aussi honorable et plus utile ; mais c’était le défaut de ce prince de pousser à l’excès toutes les vertus.

Beaucoup d’étrangers accouraient de Constantinople pour le voir. Les Turcs, les Tartares du voisinage, y venaient en foule ; tous le respectaient et l’admiraient. Son opiniâtreté à s’abstenir du vin, et sa régularité à assister deux fois par jour aux prières publiques, leur faisaient dire : C’est un vrai musulman. Ils brûlaient d’impatience de marcher avec lui à la conquête de la Moscovie.

Dans ce loisir de Bender, qui fut plus long qu’il ne pensait, il prit insensiblement du goût pour la lecture. Le baron Fabrice, gentilhomme du duc de Holstein, jeune homme aimable qui avait dans l’esprit cette gaieté et ce tour aisé qui plaît aux princes, fut celui qui l’engagea à lire. Il était envoyé auprès de lui à Bender pour y ménager les intérêts du jeune duc de Holstein, et il y réussit en se rendant agréable. Il avait lu tous les bons auteurs français. Il fit lire au roi les tragédies de Pierre Corneille, celles de Racine, et les ouvrages de Despréaux. Le roi ne prit nul goût aux satires de ce dernier, qui en effet ne sont pas ses meilleures pièces ; mais il aimait fort ses autres écrits. Quand on lui lut ce