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LIVRE QUATRIÈME.


des drabans, les autres des officiers, quelques-uns de simples cavaliers : cette troupe rassemblée, et ranimée par le malheur de son prince, se fit jour à travers plus de dix régiments moscovites, et conduisit Charles au milieu des ennemis, l’espace d’une lieue, jusqu’au bagage de l’armée suédoise.

Le roi, fuyant et poursuivi, eut son cheval tué sous lui ; le colonel Gierta, blessé et perdant tout son sang, lui donna le sien. Ainsi on remit deux fois à cheval, dans sa fuite, ce conquérant qui n’avait pu y monter pendant la bataille[1].

Cette retraite étonnante était beaucoup dans un si grand malheur ; mais il fallait fuir plus loin : on trouva dans le bagage le carrosse du comte Piper, car le roi n’en eut jamais depuis qu’il sortit de Stockholm. On le mit dans cette voiture, et l’on prit avec précipitation la route du Borysthène. Le roi, qui depuis le moment où on l’avait mis à cheval jusqu’à son arrivée au bagage n’avait pas dit un seul mot, demanda alors ce qu’était devenu le comte Piper. « Il est pris avec toute la chancellerie, lui répondit-on. — Et le général Rehnsköld, et le duc de Vurtenberg ? ajouta-t-il. — Ils sont aussi prisonniers, lui dit Poniatowski. — Prisonniers chez des Russes ! reprit Charles en haussant les épaules ; allons donc, allons plutôt chez les Turcs. » On ne remarquait pourtant point d’abattement sur son visage, et quiconque l’eût vu alors, et eût ignoré son état, n’eût point soupçonné qu’il était vaincu et blessé.

Pendant qu’il s’éloignait, les Russes saisirent son artillerie dans le camp devant Pultava, son bagage, sa caisse militaire, où ils trouvèrent six millions en espèces, dépouilles des Polonais et des Saxons. Près de neuf mille hommes, Suédois ou Cosaques, furent tués dans la bataille ; environ six mille furent pris[2]. Il restait encore environ seize mille hommes[3], tant Suédois et Polonais que Cosaques, qui fuyaient vers le Borysthène, sous la conduite du général Levenhaupt. Il marcha d’un côté avec ses troupes fugitives ; le roi[4] alla par un autre chemin avec quelques cavaliers. Le carrosse où il était rompit dans la marche, on le remit à cheval. Pour comble de disgrâce, il s’égara pendant la nuit dans un bois ; là, son courage ne pouvant plus suppléer à ses forces épuisées, les douleurs

  1. Cet alinéa ne se trouve que dans les dernières éditions. Lord Byron l’a placé aussi en tête de son poëme.
  2. Voltaire, dans son Histoire de Pierre le Grand, partie première, chapitre XVIII, porte à neuf mille deux cent vingt-quatre le nombre des Suédois tués, et dit que les prisonniers furent au nombre de deux à trois mille.
  3. Dans son Histoire de Pierre le Grand, Voltaire dit : environ quatorze mille.
  4. Lord Byron a encore reproduit la fin de cet alinéa.