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LIVRE QUATRIÈME.


disposer pour attaquer le czar le lendemain. Rehnsköld ne contesta point, et sortit pour obéir. À la porte de la tente du roi il rencontra le comte Piper, avec qui il était fort mal depuis longtemps, comme il arrive souvent entre le ministre et le général. Piper lui demanda s’il n’y avait rien de nouveau : « Non », dit le général froidement, et passa outre pour aller donner ses ordres. Dès que le comte Piper fut entré dans la tente : « Rehnsköld ne vous a-t-il rien appris ? lui dit le roi. — Rien, répondit Piper. — Hé bien ! je vous apprends donc, reprit le roi, que demain nous donnons bataille. » Le comte Piper fut effrayé d’une résolution si désespérée ; mais il savait bien qu’on ne faisait jamais changer son maître d’idée ; il ne marqua son étonnement que par son silence, et laissa Charles dormir jusqu’à la pointe du jour.

Ce fut le 8 juillet de l’année 1709 que se donna cette bataille décisive de Pultava, entre les deux plus singuliers monarques qui fussent alors dans le monde : Charles XII, illustre par neuf années de victoires ; Pierre Alexiowitz, par neuf années de peines prises pour former des troupes égales aux troupes suédoises ; l’un, glorieux d’avoir donné des États ; l’autre, d’avoir civilisé les siens ; Charles, aimant les dangers, et ne combattant que pour la gloire : Alexiowitz, ne fuyant point le péril, et ne faisant la guerre que pour ses intérêts ; le monarque suédois, libéral par grandeur d’âme ; le Moscovite, ne donnant jamais que par quelque vue ; celui-là, d’une sobriété et d’une continence sans exemple, d’un naturel magnanime, et qui n’avait été barbare qu’une fois[1] ; celui-ci, n’ayant pas dépouillé la rudesse de son éducation et de son pays, aussi terrible à ses sujets qu’admirable aux étrangers, et trop adonné à des excès qui ont même abrégé ses jours. Charles avait le titre d’invincible, qu’un moment pouvait lui ôter ; les nations avaient déjà donné à Pierre Alexiowitz le nom de grand, qu’une défaite ne pouvait lui faire perdre, parce qu’il ne le devait pas à des victoires.

Pour avoir une idée nette de cette bataille et du lieu où elle fut donnée, il faut se figurer Pultava au nord, le camp du roi de Suède au sud, tirant un peu vers l’orient, son bagage derrière lui à environ un mille, et la rivière de Pultava au nord de la ville, coulant de l’orient à l’occident.

Le czar avait passé la rivière à une lieue de Pultava, du côté de l’occident, et commençait à former son camp.

  1. Voltaire veut parler du supplice de Patkul ; mais Charles avait commis bien d’autres atrocités.