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LIVRE QUATRIÈME.


tiers. Ils élisent un chef, qu’ils déposent ou qu’ils égorgent souvent. Ils ne souffrent point de femmes chez eux, mais ils vont enlever tous les enfants à vingt et trente lieues à la ronde, et les élèvent dans leurs mœurs. L’été, ils sont toujours en campagne ; l’hiver, ils couchent dans des granges spacieuses qui contiennent quatre ou cinq cents hommes. Ils ne craignent rien ; ils vivent libres ; ils affrontent la mort pour le plus léger butin, avec la même intrépidité que Charles XII la bravait pour donner des couronnes. Le czar leur fit donner soixante mille florins, dans l’espérance qu’ils prendraient son parti ; ils prirent son argent, et se déclarèrent pour Charles XII, par les soins de Mazeppa ; mais ils servirent très-peu, parce qu’ils trouvent ridicule de combattre pour autre chose que pour piller. C’était beaucoup qu’ils ne nuisissent pas ; il y en eut environ deux mille tout au plus qui firent le service. On présenta dix de leurs chefs un matin au roi ; mais on eut bien de la peine à obtenir d’eux qu’ils ne fussent point ivres, car c’est par là qu’ils commencent la journée. On les mena à la tranchée ; ils y firent paraître leur adresse à tirer avec de longues carabines : car, étant montés sur le revers, ils tuaient à la distance de six cents pas les ennemis qu’ils choisissaient. Charles ajouta à ces bandits quelque mille Valaques que lui vendit le kan de la Petite-Tartarie. Il assiégeait donc Pultava avec toutes ses troupes de Zaporaviens, de Cosaques, de Valaques, qui, joints à ses dix-huit mille Suédois, faisaient une armée d’environ trente mille hommes, mais une armée délabrée, manquant de tout[1]. Le czar avait fait de Pultava un magasin. Si le roi le prenait, il se rouvrait le chemin de Moscou, et pouvait au moins attendre dans l’abondance de toutes choses les secours qu’il espérait encore de Suède, de Livonie, de Poméranie et de Pologne. Sa seule ressource étant donc dans la prise de Pultava, il en pressa le siége avec ardeur. Mazeppa, qui avait des intelligences dans la ville, l’assura qu’il en serait bientôt le maître ; l’espérance renaissait dans l’armée. Les soldats regardaient la prise de Pultava comme la fin de toutes leurs misères.

Le roi s’aperçut, dès le commencement du siége, qu’il avait enseigné l’art de la guerre à ses ennemis. Le prince Menzikoff ; malgré toutes ses précautions, jeta du secours dans la ville. La garnison, par ce moyen, se trouva forte de près de cinq mille hommes[2].

  1. Cette phrase et la précédente ne sont pas dans les premières éditions.
  2. Variante : « Dix mille. »