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HISTOIRE DE CHARLES XII.


fut tué sous lui : un écuyer lui en présentait un autre ; mais l’écuyer et le cheval furent percés de coups. Charles combattit à pied, entouré de quelques officiers qui accoururent incontinent autour de lui.

Plusieurs furent pris, blessés ou tués, ou entraînés loin du roi par la foule qui se jetait sur eux ; il ne restait que cinq hommes auprès de Charles. Il avait tué plus de douze ennemis de sa main, sans avoir reçu une seule blessure, par ce bonheur inexprimable qui jusqu’alors l’avait accompagné partout, et sur lequel il compta toujours. Enfin un colonel, nommé Dahldorf, se fait jour à travers des Calmoucks avec seulement une compagnie de son régiment ; il arrive à temps pour dégager le roi : le reste des Suédois fit main basse sur ces Tartares. L’armée reprit ses rangs : Charles monta à cheval, et, tout fatigué qu’il était, il poursuivit les Russes pendant deux lieues.

Le vainqueur était toujours dans le grand chemin de la capitale de Moscovie. Il y a de Smolensko, auprès duquel se donna ce combat, jusqu’à Moscou, environ cent de nos lieues françaises : l’armée n’avait presque plus de vivres[1]. On pria fortement le roi d’attendre que le général Levenhaupt, qui devait lui en amener avec un renfort de quinze mille hommes, vint le joindre. Non-seulement le roi, qui rarement prenait conseil, n’écouta point cet avis judicieux ; mais, au grand étonnement de toute l’armée, il quitta le chemin de Moscou, et fit marcher au midi vers l’Ukraine, pays des Cosaques, situé entre la Petite-Tartarie, la Pologne et la Moscovie. Ce pays a environ cent de nos lieues du midi au septentrion, et presque autant de l’orient au couchant. Il est partagé en deux parties à peu près égales par le Borysthène, qui le traverse en coulant du nord-ouest au sud-est : la principale ville est Bathurin, sur la petite rivière de Sem. La partie la plus septentrionale de l’Ukraine est cultivée et riche. La plus méridionale, située près du quarante-huitième degré, est un des pays les plus fertiles du monde, et les plus déserts. Le mauvais gouvernement y étouffait le bien que la nature s’efforce de faire aux hommes. Les habitants de ces cantons, voisins de la Petite-Tartarie, ne semaient ni ne plantaient, parce que les Tartares de Budziack, ceux de Précop, les Moldaves, tous peuples brigands, auraient ravagé leurs moissons.

L’Ukraine a toujours aspiré à être libre ; mais, étant entourée

  1. Dans les premières éditions, Voltaire parlait encore ici du mauvais état des chemins.