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HISTOIRE DE CHARLES XII.


conférence. Il aperçut de plus, sur une table, une carte de Moscovie. Il ne lui en fallait pas davantage pour juger que le véritable dessein du roi de Suède et sa seule ambition était de détrôner le czar après le roi de Pologne. Il comprit que si ce prince restait en Saxe, c’était pour imposer quelques conditions un peu dures à l’empereur d’Allemagne. Il savait bien que l’empereur ne résisterait pas, et qu’ainsi les affaires se termineraient aisément. Il laissa Charles XII à son penchant naturel ; et, satisfait de l’avoir pénétré, il ne lui fit aucune proposition. Ces particularités m’ont été confirmées par Mme  la duchesse de Marlborough, sa veuve, encore vivante[1].

Comme peu de négociations s’achèvent sans argent, et qu’on voit quelquefois des ministres qui vendent la haine ou la faveur de leur maître, on crut dans toute l’Europe que le duc de Marlborough n’avait réussi auprès du roi de Suède qu’en donnant à propos une grosse somme au comte Piper ; et la mémoire de ce Suédois en est restée flétrie jusqu’aujourd’hui. Pour moi, qui ai remonté, autant qu’il m’a été possible, à la source de ce bruit, j’ai su que Piper avait reçu un présent médiocre de l’empereur par les mains du comte de Wratislau, avec le consentement du roi son maître, et rien du duc de Marlborough. Il est certain que Charles était inflexible dans le dessein d’aller détrôner l’empereur des Russes, qu’il ne recevait alors conseil de personne, et qu’il n’avait pas besoin des avis du comte Piper pour prendre de Pierre Alexiowitz une vengeance qu’il cherchait depuis si longtemps.

Enfin ce qui achève de justifier ce ministre, c’est l’honneur rendu longtemps après à sa mémoire par Charles XII, qui, ayant appris que Piper était mort en Russie[2], fit transporter son corps à Stockholm, et lui ordonna à ses dépens des obsèques magnifiques.

Le roi, qui n’avait point encore éprouvé de revers, ni même de retardement dans ses succès, croyait qu’une année lui suffirait pour détrôner le czar, et qu’il pourrait ensuite revenir sur ses pas, s’ériger en arbitre de l’Europe ; mais il voulait auparavant humilier l’empereur d’Allemagne.

Le baron de Strålheim, envoyé de Suède à Vienne, avait eu dans un repas une querelle avec le comte de Zobor, chambellan de l’empereur : celui-ci ayant refusé de boire à la santé de Charles XII,

  1. L’auteur écrivait en 1727. On voit par d’autres dates que l’ouvrage a été retouché depuis à plusieurs reprises. (Note de Voltaire.)
  2. La Motraye dit que ce fut à Slutelbourg, autrefois nommé Noteborg. (B.)