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LIVRE DEUXIÈME.


battus de tous côtés, se retira en hâte dans Thorn, vieille ville de la Prusse royale, sur la Vistule, laquelle est sous la protection des Polonais. Charles se disposa aussitôt à l’assiéger. Le roi de Pologne, qui ne s’y crut pas en sûreté, se retira, et courut dans tous les endroits de la Pologne où il pouvait rassembler encore quelques soldats, et où les courses des Suédois n’avaient point pénétré. Cependant Charles, dans tant de marches si vives, traversant des rivières à la nage, et courant avec son infanterie montée en croupe derrière ses cavaliers, n’avait pu amener de canon devant Thorn ; il lui fallut attendre qu’il lui en vînt de Suède par mer[1].

En attendant, il se posta à quelques milles de la ville : il s’avançait souvent trop près des remparts pour la reconnaître. L’habit simple qu’il portait toujours lui était, dans ces dangereuses promenades, d’une utilité à laquelle il n’avait jamais pensé : il l’empêchait d’être remarqué, et d’être choisi par les ennemis, qui eussent tiré à sa personne. Un jour, s’étant avancé fort près avec un de ses généraux nommé Lieven, qui était vêtu d’un habit[2] bleu galonné d’or, il craignit que ce général ne fût trop aperçu ; il lui ordonna de se mettre derrière lui, par un mouvement de cette magnanimité qui lui était si naturelle que même il ne faisait pas réflexion qu’il exposait sa vie à un danger manifeste pour sauver celle de son sujet. Lieven, connaissant trop tard sa faute d’avoir mis un habit remarquable, qui exposait aussi ceux qui étaient auprès de lui, et craignant également pour le roi, en quelque place qu’il fût, hésitait s’il devait obéir ; dans le moment que durait cette contestation, le roi le prend par le bras, se met devant lui, et le couvre ; au même instant une volée de canon, qui venait en flanc, renverse le général mort sur la place même que le roi quittait à peine[3]. La mort de cet homme, tué précisément au lieu de lui, et parce qu’il l’avait voulu sauver, ne contribua pas peu à l’affermir dans l’opinion où il fut toute sa vie d’une prédestination absolue, et lui fit croire que sa destinée, qui le conservait si singulièrement, le réservait à l’exécution des plus grandes choses.

Tout lui réussissait, et ses négociations et ses armes étaient

  1. L’auteur d’une Histoire de Charles XII, Limiers, dit qu’il y eut du retard dans les opérations parce que Charles parlementait sans cesse pour grossir son parti. (G. A.)
  2. On avait, dans les premières éditions, donné un habit d’écarlate à cet officier ; mais le chapelain Nordberg a si bien démontré que l’habit était bleu, qu’on a corrigé cette faute. (Note de Voltaire.) — Voyez la lettre de Voltaire à Nordberg, dans la Correspondance, année 1744.
  3. Limiers dit que ce général fut tué à la bataille même de Pultesh.