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[1] C’est d’ailleurs un grand abus dans la jurisprudence française que l’on prenne souvent pour loi les rêveries et les erreurs, quelquefois cruelles, d’écrivains sans mission, qui ont donné leurs sentiments pour des lois.

La vie des hommes semble trop abandonnée au caprice. Quand de trente juges il y en a dix dont la voix n’est point pour la mort, faudra-t-il que les vingt autres l’emportent ? Il est clair que le crime n’est point avéré, ou qu’il ne mérite pas le dernier supplice, si un tiers d’hommes sensés réclame contre cette sévérité. Quelques voix de plus ne doivent point suffire pour faire mourir cruellement un citoyen. En général, il faut avouer qu’on a tué trop souvent nos compatriotes avec le glaive de la justice. Quand elle condamne un innocent, c’est un assassinat juridique, et le plus horrible de tous. Quand elle punit de mort une faute qui n’attire chez d’autres nations que des châtiments plus légers, elle est cruelle et n’est pas politique. Un bon gouvernement doit rendre les supplices utiles. Il est sage de faire travailler les criminels au bien public ; leur mort ne produit aucun avantage qu’aux bourreaux.

[2] Sous le règne de Louis XIV on a fait deux ordonnances qui sont uniformes dans tout le royaume. Dans la première, qui a pour objet la procédure civile, il est défendu aux juges de condamner en matière civile sur défaut, quand la demande n’est pas prouvée ; mais dans la seconde, qui règle la procédure criminelle, il n’est point dit que faute de preuves l’accusé sera renvoyé. Chose étrange ! la loi dit qu’un homme à qui on demande quelque argent ne sera condamné par défaut qu’au cas que la dette soit avérée ; mais s’il est question de la vie, c’est une controverse au barreau pour savoir si l’accusé sera condamné sans avoir été convaincu. On prononce presque toujours son arrêt ; on regarde son absence comme un crime. On saisit ses biens ; on le flétrit.

La loi semble avoir fait plus de cas de l’argent que de la vie : elle permet qu’un concussionnaire, un banqueroutier frauduleux, ait recours au ministère d’un avocat, et très-souvent un homme d’honneur est privé de ce secours ! S’il peut se trouver une seule occasion où un innocent serait justifié par le ministère d’un avocat, n’est-il pas clair que la loi qui l’en prive est injuste ?

  1. Cet alinéa était presque mot à mot dans le paragraphe xxii du Commentaire sur le livre Des Délits et des Peines. (B.)
  2. Idem.