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apporter leurs armes ; ils les apportèrent en effet le 12 décembre 1738, mais ce fut pour surprendre un poste de quatre cents Français qui ne put résister. Boissieux vint à leur secours : il fut repoussé et reconduit à coups de fusil jusque dans Bastia. Les Corses appelèrent cette journée les Vêpres corsiques, quoique ce ne fût qu’une pâle imitation des vêpres siciliennes.

Quelque temps après partit une flotte chargée de nouveaux bataillons, que le cardinal de Fleury envoyait pour pacifier la Corse par la voie des armes. La flotte fut dispersée par une horrible tempête : deux vaisseaux furent brisés sur la côte ; quatre cents soldats, avec leurs officiers échappés au naufrage, tombèrent entre les mains de ceux qu’ils venaient assujettir, et furent dépouillés tout nus. Le chagrin que ressentit Boissieux de tant de disgrâces hâta sa mort, dont sa faible complexion le menaçait depuis longtemps. On n’a guère fait d’expédition plus malheureuse.

Enfin on tit partir le marquis de Maillebois, officier d’une grande réputation, et qui fut bientôt après maréchal de France. Celui-ci, accoutumé aux expéditions promptes, dompta les Corses en trois semaines dans l’année 1739.

Déjà l’on commençait à mettre dans l’île une police qu’on n’y avait point encore vue, lorsque la fatale guerre de 1741 désola la moitié de l’Europe. Le cardinal de Fleury, qui l’entreprit malgré lui, et dont le caractère était de croire soutenir de grandes choses par de petits moyens, mit de l’économie dans cette guerre importante. Il retira toutes les troupes qui étaient en Corse. Gênes, loin de pouvoir subjuguer l’île, fut elle-même accablée par les Autrichiens, réduite à une espèce d’esclavage, et plus malheureuse que la Corse parce qu’elle tombait de plus haut.

Tandis que l’Europe était désolée pour la succession des États de la maison d’Autriche, et pour tant d’intérêts divers qui se mêlèrent à l’intérêt principal, les Corses s’affermirent dans l’amour de la liberté, et dans la haine pour leurs anciens maîtres. Gênes possédait toujours Bastia, la capitale de l’île, et quelques autres places ; les Corses avaient tout le reste : ils jouirent de leur liberté ou plutôt de leur licence, sous le commandement de Giafferi, élu par eux général, homme célèbre par une valeur intrépide, et même par des vertus de citoyen. Il fut assassiné en 1753. On ne manqua pas d’en accuser le sénat de Gênes, qui n’avait peut-être nulle part à ce meurtre[1]

  1. C’est bien à l’instigation du sénat de Gênes que Gaffori, et non pas Giafferi, fut assassiné par son propre frère et d’autres conjurés. (G. A.)