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Dans le cours de toutes ces révolutions, les villes bâties par les anciens Romains tombèrent en ruine, et les peuples furent plongés dans la barbarie et dans la misère. C’est le portrait de presque toutes les nations chrétiennes depuis l’invasion des barbares, excepté Constantinople, et des villes d’Italie, comme Rome, Venise, Florence, Milan, et très-peu d’autres, qui conservèrent la police et les arts bannis partout ailleurs.

C’était plutôt aux Corses à conquérir Pise et Gênes qu’à Gênes et à Pise de subjuguer les Corsos, car ces insulaires étaient plus robustes et plus braves que leurs dominateurs ; ils n’avaient rien à perdre ; une république de guerriers pauvres et féroces devait vaincre aisément des marchands de Ligurie, par la même raison que les Huns, les Goths, les Hérules, les Vandales, qui n’avaient que du fer, avaient subjugué les nations qui possédaient l’or. Mais les Corses, ayant toujours été désunis et sans discipline, partagés en factions mortellement ennemies, furent toujours subjugués par leur faute.

Ce fut une triste condition pour les habitants d’un pays qui porte le titre de royaume d’être sujets d’une république qui ne savait pas elle-même si elle était libre : car non-seulement le protocole de l’empire a toujours regardé Gênes comme sa sujette ; mais, lorsque Gênes se donna au roi de France Charles VI ; lorsque, ayant massacré les Français, elle se donna, en 1409, à un simple marquis de Montferrat, et ensuite à un duc de Milan ; lorsqu’elle se soumit à Charles VII et à Charles VIII ; lorsqu’elle fut au nombre des sujets de Louis XII, et même de sujets punis pour leur désobéissance, il se trouvait que les Corses étaient sujets de sujets non moins humiliés qu’eux-mêmes : ce qui est, après la condition d’esclave, la plus humiliante qu’on puisse imaginer.

Lorsque les Génois furent véritablement libres, en 1553[1], grâce à la mauvaise conduite de François Ier et au généreux courage de François Doria, l’homme qui, dans l’Europe moderne, a le plus illustré le nom de citoyen, alors les Corses furent plus esclaves que jamais ; le poids de leurs chaînes étant devenu insupportable, leur malheur ranima leur courage. La famille d’Ornano, qui depuis se réfugia et brilla en France, voulut faire en Corse ce que les Doria avaient fait à Gênes, rendre la liberté à leur patrie, et cette famille d’Ornano était digne d’un si noble projet ; elle n’y réussit pas : le plus grand courage et les meilleures mesures ont

  1. Il faut considérer cette date de 1553 comme une faute d’impression, et lui substituer celle de 1528. (Cl.)