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et très-regretté en France. On a perdu ainsi en un seul jour quinze cents lieues de pays.

Ces quinze cents lieues, dont les trois quarts sont des déserts glacés, n’étaient pas peut-être une perte réelle. Le Canada coûtait beaucoup, et rapportait très-peu. Si la dixième partie de l’argent englouti dans cette colonie avait été employée à défricher nos terres incultes en France, on aurait fait un gain considérable ; mais on avait voulu soutenir le Canada, et on a perdu cent années de peine avec tout l’argent prodigué sans retour[1].

Pour comble de malheur, on accusait des plus horribles brigandages presque tous ceux qui étaient employés au nom du roi dans cette malheureuse colonie. Ils ont été jugés au Châtelet de Paris, tandis que le parlement informait contre Lally. Celui-ci, après avoir cent fois exposé sa vie, l’a perdue par la main d’un bourreau, tandis que les concussionnaires du Canada n’ont été condamnés qu’à des restitutions et des amendes, tant il est de différence entre les affaires qui semblent les mêmes[2].

Dans le temps que les Anglais attaquaient ainsi les Français dans le continent de l’Amérique, ils se sont tournés du côté des îles. La Guadeloupe, petite mais florissante, où se fabriquait le meilleur sucre, est tombée entre leurs mains sans coup férir.

Enfin ils ont pris la Martinique, qui était la meilleure et la plus riche colonie qu’eût la France.

Ce royaume n’a pu essuyer de si grands désastres sans perdre encore tous les vaisseaux qu’il envoyait pour les prévenir ; à peine une flotte était-elle en mer qu’elle était ou prise ou détruite ; on construisait, on armait des vaisseaux à la hâte : c’était travailler pour l’Angleterre, dont ils devenaient bientôt la proie.

Quand on a voulu se venger de tant de pertes, et faire une descente en Irlande, il en a coûté des sommes immenses pour cette entreprise infructueuse ; et, dès que la flotte destinée pour cette descente est sortie de Brest, elle a été dispersée en partie, ou prise, ou perdue dans la vase d’une rivière nommée la Villaine, sur laquelle elle a cherché en vain un refuge. Enfin les Anglais

  1. Dans une lettre à d’Argental, qui voulait que Voltaire retranchât certaines choses de son histoire, le philosophe dit : « Le gouvernement ne me pardonnera donc pas d’avoir dit que les Anglais ont pris le Canada que j’avais, par parenthèse, offert, il y a quatre ans, de vendre aux Anglais : ce qui aurait tout fini, et ce que le frère de M. Pitt m’avait proposé. »
  2. Le munitionnaire général du Canada était prévenu d’avoir volé six millions ; il donna trente mille francs à l’avocat Gerbier, qui sut prouver que l’État lui devait au contraire dix millions. Un autre fournisseur avait une jolie femme ; il fut condamné au simple bannissement, etc. (G. A.)