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et de rendre enfin la nation victorieuse respectable et chère aux vaincus.

Le sort de la France a presque toujours été que ses entreprises, et même ses succès, hors de ses frontières, lui sont devenus funestes. Dupleix, gouverneur de la compagnie des Indes, eut le malheur d’être jaloux de La Bourdonnaie. Il cassa la capitulation, s’empara de ses vaisseaux, et voulut même le faire arrêter. Les Anglais et les habitants de Madras, qui comptaient sur le droit des gens, demeurèrent interdits quand on leur annonça la violation du traité et de la parole d’honneur donnée par La Bourdonnaie. Mais l’indignation fut extrême quand Dupleix, s’étant rendu maître de la ville Noire, la détruisit de fond en comble. Cette barbarie fit beaucoup de mal aux colons innocents, sans faire aucun bien aux Français. La rançon qu’on devait recueillir fut perdue, et le nom français fut en horreur dans l’Inde.

Au milieu des aigreurs, des reproches, des voies de fait, qu’une telle conduite produisait, Dupleix fit signer par le conseil de Pondichéry, et par les principaux citoyens, qui étaient à ses ordres, les mémoires les plus outrageants contre son rival. On l’accusait d’avoir exigé de Madras une rançon trop faible, et d’avoir reçu pour lui des présents trop considérables.

Enfin, pour prix du plus signalé service, le vainqueur de Madras, en arrivant à Paris, fut enfermé à la Bastille[1]. Il y resta trois ans et demi, pendant qu’on envoyait chercher des témoins contre lui dans l’Inde. La permission de voir sa femme et ses enfants lui fut refusée. Cruellement puni sur le soupçon seul, il contracta dans sa prison une maladie mortelle ; mais avant que cette persécution terminât sa vie, il fut déclaré innocent par la commission du conseil nommée pour le juger[2] (3 février 1751[3]). On douta si, dans cet état, c’était une consolation ou une douleur de plus d’être justifié si tard et si inutilement. Nulle récompense pour sa famille de la part de la cour. Tout le public lui en don-

  1. On l’y tint au secret, et il écrivit ses Mémoires avec du vert-de-gris et du marc de café, sur des mouchoirs blancs empesés dans du riz et séchés au feu. (G. A.)
  2. Un des directeurs lui demandait un jour comment il avait si mal fait les affaires de la compagnie, et si bien les siennes. C’est, répondit-il, que j’ai fait mes affaires selon mes lumières, et celles de la compagnie d’après vos instructions.
  3. Toutes les éditions données du vivant de Voltaire, et beaucoup d’autres, portent 1761 : La Bourdonnaie est mort le 9 septembre 1753. Damiens, dont il est question dans le chapitre xxxvii, qui était alors son domestique, lui avait donné un lavement à l’eau-forte. (B.)