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sur les mers de l’Inde comme ailleurs, et d’anéantir la compagnie de France.

Mahé de La Bourdonnaie était, comme les Duquesne, les Bart, les du Gaui-Trouin, capable de faire beaucoup avec peu, et aussi intelligent dans le commerce qu’habile dans la marine. Il était gouverneur des îles de Bourbon et de Maurice, nommé à ces emplois par le roi, et gérant au nom de la compagnie. Ces îles étaient devenues florissantes sous son administration : il sort enfin de l’île de Bourbon avec neuf vaisseaux armés par lui en guerre, chargés d’environ deux mille trois cents blancs et de huit cents noirs, qu’il a disciplinés lui-même, et dont il a fait de bons canonniers. Une escadre anglaise, sous l’amiral Barnet, croisait dans ces mers, défendait Madras, inquiétait Pondichéry, et faisait beaucoup de prises. Il attaque cette escadre, il la disperse, et se hâte d’aller mettre le siège devant Madras.

(6 juillet 1746) Des députés vinrent lui représenter qu’il n’était pas permis d’attaquer les terres du Grand Mogol. Ils avaient raison ; c’est le comble de la faiblesse asiatique de le souffrir, et de l’audace européane de le tenter. Les Français débarquent sans résistance ; leur canon est amené devant les murailles de la ville, mal fortifiée, défendue par une garnison de cinq cents soldats. L’établissement anglais consistait dans le fort Saint-George, où étaient tous les magasins ; dans la ville qu’on nomme Blanche, qui n’est habitée que par des Européans, et dans celle qu’on nomme Noire, peuplée de négociants et d’ouvriers de toutes les nations de l’Inde, Juifs, banians, Arméniens, mahométans, idolâtres, nègres de différentes espèces, Indiens rouges, Indiens de couleur bronzée : cette multitude allait à cinquante mille âmes. Le gouverneur fut bientôt obligé de se rendre. La rançon de la ville fut évaluée à onze cent mille pagodes, qui valent environ neuf millions de France.

La Bourdonnaie avait un ordre exprès du ministère de ne garder aucune des conquêtes qu’il pourrait faire dans l’Inde, ordre peut-être inconsidéré, comme tous ceux qu’on donne de loin sur des objets qu’on n’est pas à portée de connaître. Il exécuta ponctuellement cet ordre, et reçut des otages et des sûretés pour le payement de cette conquête qu’il ne gardait pas. Jamais on ne sut ni mieux obéir, ni rendre un plus grand service. Il eut encore le mérite de mettre l’ordre dans la ville, de calmer les frayeurs des femmes, toutes réfugiées dans des temples et dans des pagodes, de les faire reconduire chez elles avec honneur,