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vingts ans. Les tristes Mémoires de notre compagnie des Indes nous apprennent que, dans une bataille livrée par un vice-roi, tyran de ce pays, contre un autre tyran, l’un des deux, nommé Anaverdikan, que nous fîmes assassiner[1] dans le combat par un traître de ses suivants, était âgé de cent sept années, et qu’il avait ramené trois fois ses soldats à la charge. L’empereur Aurengzeb vécut plus de cent ans. Nisam-Elmoluk, grand-chancelier de l’empire sous Mahomet-Sha, détrôné et rétabli par Sha-Nadir, est mort à l’âge de cent ans révolus. Quiconque est sobre dans ces pays jouit d’une vie longue et saine.

Les Indiens auraient été les peuples du monde les plus heureux s’ils avaient pu demeurer inconnus aux Tartares et à nous. L’ancienne coutume immémoriale de leurs philosophes, de finir leurs jours sur un bûcher dans l’espoir de recommencer une nouvelle carrière, et celle des femmes, de se brûler sur le corps de leurs maris pour renaître avec eux sous une forme différente, prouvent une grande superstition, mais aussi un grand courage dont nous n’approchons pas. Ces peuples, autrefois, avaient horreur de tuer leurs semblables, et ne craignaient pas de se tuer eux-mêmes. Les femmes, dans les castes des brames, se brûlent encore, mais plus rarement qu’autrefois. Nos dévotes affligent leur corps, celles-ci le détruisent ; et toutes vont contre le but de la nature, dans l’idée que ce corps sera plus heureux.

L’horreur de répandre le sang des bêtes augmenta chez cette antique nation celle de répandre le sang des hommes. La douceur de leurs mœurs en fit toujours de très-mauvais soldats. C’est une vertu qui a causé leurs malheurs, et qui les a faits esclaves. Le gouvernement tartare, qui est précisément celui de nos anciens grands fiefs, soumet presque tous ces peuples à de petits brigands, nommés par des vice-rois, lesquels sont institués par l’empereur. Tous ces tyrans sont très-riches, et le peuple très-pauvre. C’est cette administration qui fut établie dans l’Europe, dans l’Asie, et dans l’Afrique, par les Goths, les Vandales, les Francs, les Turcs, tous originaires de la Tartarie, gouvernement entièrement contraire à celui des anciens Romains, et encore plus à celui des Chinois, le meilleur qui soit sur la terre après celui du petit nombre de peuplades policées qui ont conservé leur liberté[2].

  1. Anaverdikan ne fut point assassiné, mais tué d’un coup de canon à mitraille sur son éléphant, dans la bataille livrée, en 1749, à ce nabab par les troupes françaises et celles de Chandasaheb, au pied de la montagne d’Amur-Paravaye, à trente-cinq lieues de Pondichéry. (Note de M. de Bourcet.) — Voyez l’Avertissement de Beuchot.
  2. Voyez le dernier chapitre du Siècle de Louis XIV.