Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome15.djvu/323

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

flottes dont un seul vaisseau eût détruit tous les navires des anciens Grecs et des Romains. D’un côté, ces flottes vont au delà du Gange se livrer des combats à la vue des plus puissants empires, spectateurs tranquilles d’un art et d’une fureur qui n’ont point encore passé jusqu’à eux ; de l’autre, elles vont au delà de l’Amérique se disputer des esclaves dans un nouveau monde.

Rarement le succès est-il proportionné à ces entreprises, non-seulement parce qu’on ne peut prévoir tous les obstacles, mais parce qu’on n’emploie presque jamais d’assez grands moyens.

L’expédition de l’amiral Anson est une preuve de ce que peut un homme intelligent et ferme, malgré la faiblesse des préparatifs et la grandeur des dangers.

On se souvient que quand l’Angleterre déclara la guerre à l’Espagne, en 1739, le ministère de Londres envoya l’amiral Vernon vers le Mexique[1], qu’il y détruisit Porto-Bello, et qu’il manqua Carthagène. On destinait dans le même temps George Anson à faire une irruption dans le Pérou par la mer du Sud, afin de ruiner, si on pouvait, ou du moins d’affaiblir par les deux extrémités le vaste empire que l’Espagne a conquis dans cette partie du monde. On fit Anson commodore, c’est-à-dire chef d’escadre ; on lui donna cinq vaisseaux, une espèce de petite frégate de huit canons, portant environ cent hommes, et deux navires chargés de provisions et de marchandises ; ces deux navires étaient destinés à faire le commerce à la faveur de cette entreprise, car c’est le propre des Anglais de mêler le négoce à la guerre. L’escadre portait quatorze cents hommes d’équipage, parmi lesquels il y avait de vieux invalides et deux cents jeunes gens de recrue : c’était trop peu de forces, et on les fit encore partir trop tard. Cet armement ne fut en haute mer qu’à la fin de septembre 1740[2]. Il prend sa route par l’Ile de Madère, qui appartient au Portugal. Il s’avance aux îles du cap Vert, et range les côtes du Brésil. On se reposa dans une petite île nommée Sainte-Catherine, couverte en tout temps de verdure et de fruits, à vingt-sept degrés de latitude australe ; et après avoir ensuite côtoyé le pays froid et inculte des Patagons, sur lequel on a débité tant de fables, le commodore entra, sur la fin de février 1741, dans le détroit de Le Maire, ce qui fait plus de cent degrés de latitude franchis en moins de cinq mois[3]. La petite chaloupe de

  1. Voyez pages 204-205.
  2. Au moment où commence la mauvaise saison.
  3. Il faut plutôt s’étonner de la durée de la traversée, que les mauvais temps prolongèrent. (G. A.)