Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome15.djvu/287

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gravir et de combattre sur des rochers ; enfin ce qu’on doit compter pour beaucoup, les Piémontais étaient très-aguerris, et l’on ne pouvait mépriser des troupes que le roi de Sardaigne avait commandées. (19 juillet 1747) L’action dura deux heures, c’est-à-dire que les Piémontais tuèrent deux heures de suite sans peine et sans danger tous les Français qu’ils choisirent. M. d’Arnaud, maréchal de camp, qui menait une division, fut blessé à mort des premiers avec M. de Grille, major général de l’armée.

Parmi tant d’actions sanglantes qui signalèrent cette guerre de tous côtés, ce combat fut un de ceux où l’on eut le plus à déplorer la perte prématurée d’une jeunesse florissante, inutilement sacrifiée. Le comte de Goas, colonel de Bourbonnais, y périt. Le marquis de Donge, colonel de Moissonnais, y reçut une blessure dont il mourut six jours après. Le marquis de Brienne, colonel d’Artois, ayant eu un bras emporté, retourna aux palissades en disant : « Il m’en reste un autre pour le service du roi ; » et il fut frappé à mort. On compta trois mille six cent quatre-vingt-quinze morts, et mille six cent six blessés : fatalité contraire à l’événement de toutes les autres batailles, où les blessés sont toujours le plus grand nombre. Celui des officiers qui périrent fut très-grand : presque tous ceux du régiment de Bourbonnais furent blessés ou moururent, et les Piémontais ne perdirent pas cent hommes.

Belle-Isle, désespéré, arrachait les palissades, et, blessé aux deux mains, il tirait des bois encore avec les dents, quand enfin il reçut le coup mortel. Il avait dit souvent qu’il ne fallait pas qu’un général survécût à sa défaite, et il ne prouva que trop que ce sentiment était dans son cœur. Les blessés furent menés à Briançon, où l’on ne s’était pas attendu au désastre de cette journée. M. d’Audiffret, lieutenant du roi, vendit sa vaisselle d’argent pour secourir les malades ; sa femme, prête d’accoucher, prit elle-même le soin des hôpitaux, pansa de ses mains les blessés, et mourut en s’acquittant de ce pieux office : exemple aussi triste que noble, et qui mérite d’être consacré dans l’histoire[1].

  1. On a prétendu que le chevalier de Belle-Isle avait connaissance de l’ordre que le roi de Sardaigne avait donné de se retirer en cas d’attaque, parce qu’il croyait que les généraux français n’attaqueraient ce poste qu’après l’avoir tourné, et s’être emparés des hauteurs : ce qui n’était pas impossible. Belle-Isle avait donc l’espérance de réussir, et le succès l’eût couvert de gloire ; mais le général piémontais sut interpréter les ordres de son souverain, et il ne crut pas qu’on lui eût défendu d’attendre une attaque dont le succès était impossible. (K.)