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auprès de Heidelberg, au nombre de soixante mille hommes. L’empereur, son époux, la reçut, l’épée à la main, à la tête de l’armée. Elle passa entre les lignes, saluant tout le monde, dîna sous une tente, et fit distribuer un florin d’empire[1] à chaque soldat.

C’était la destinée de cette princesse et des affaires qui troublaient son règne que les événements heureux fussent balancés de tous les côtés par des disgrâces. L’empereur Charles VII avait perdu la Bavière pendant qu’on le couronnait empereur, et la reine de Hongrie perdait une bataille pendant qu’elle préparait le couronnement de son époux François Ier. (1er octobre) Le roi de Prusse était encore vainqueur près de la source de l’Elbe à Sore.

Il y a des temps où une nation conserve constamment sa supériorité. C’est ce qu’on avait vu dans les Suédois, sous Charles XII ; dans les Anglais, sous le duc de Marlborough : c’est ce qu’on voyait dans les Français en Flandre, sous Louis XV et sous le maréchal de Saxe, et dans les Prussiens sous Frédéric III[2]. L’impératrice perdait donc la Flandre, et avait beaucoup à craindre du roi de Prusse en Allemagne, pendant qu’elle faisait monter son mari sur le trône de son père.

Dans ce temps-là même, lorsque le roi de France, vainqueur dans les Pays-Bas et dans l’Italie, proposait toujours la paix, le roi de Prusse, victorieux de son côté, demandait aussi à l’impératrice de Russie, Élisabeth, sa médiation. On n’avait point encore vu de vainqueurs faire tant d’avances, et on pourrait s’en étonner ; mais aujourd’hui il est dangereux d’être trop conquérant. Toutes les puissances de l’Europe prennent les armes tôt ou tard, quand il y en a une qui remue : on ne voit que ligues et contre-ligues soutenues de nombreuses armées. C’est beaucoup de pouvoir garder par la conjoncture des temps une province acquise.

Au milieu de ces grands embarras, on reçut l’offre inouïe d’une médiation à laquelle on ne s’attendait pas ; c’était celle du Grand Seigneur. Son premier vizir écrivit à toutes les cours chrétiennes qui étaient en guerre, les exhortant à faire cesser l’effusion du sang humain, et leur offrant la médiation de son maître[3].

  1. Les éditions portent : « un florin à chaque soldat. » Voyez l’Avertissement de Beuchot.
  2. Je l’appelle toujours Frédéric III, parce que son père était Frédéric-Guillaume, et son aïeul Frédéric, premier roi. (Note de Voltaire.) — Voyez la note, page 195.
  3. C’est à l’instigation du pacha Bonneval que la Porte fit cette démarche. Bonneval poussa même le sultan à offrir son alliance à Louis XV, mais Noailles fit rejeter ces offres par crainte de l’empire et de la Russie. (G. A.)