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gnée. Le ministère de France hésita longtemps. Le cardinal de Fleury, âgé de quatre-vingt-cinq ans[1], ne voulait commettre ni sa réputation, ni sa vieillesse, ni la France à une guerre nouvelle. La pragmatique sanction, signée et authentiquement garantie, le retenait.

Le comte, depuis maréchal de Belle-Isle, et son frère, petit-fils du fameux Fouquet, sans avoir ni l’un ni l’autre aucune influence dans les affaires, ni encore aucun accès auprès du roi, ni aucun pouvoir sur l’esprit du cardinal de Fleury, firent résoudre cette entreprise.

Le maréchal de Belle-Isle, sans avoir fait de grandes choses, avait une grande réputation. Il n’avait été ni ministre ni général, et passait pour l’homme le plus capable de conduire un État et une armée ; mais une santé très-faible détruisait souvent en lui le fruit de tant de talents. Toujours en action, toujours plein de projets, son corps pliait sous les efforts de son âme ; on aimait en lui la politesse d’un courtisan aimable et la franchise apparente d’un soldat. Il persuadait sans s’exprimer avec éloquence, parce qu’il paraissait toujours persuadé.

Son frère, le chevalier de Belle-Isle, avait la même ambition, les mêmes vues, mais encore plus approfondies, parce qu’une santé plus robuste lui permettait un travail plus infatigable. Son air plus sombre était moins engageant, mais il subjuguait lorsque son frère insinuait. Son éloquence ressemblait à son courage ; on y sentait, sous un air froid et profondément occupé, quelque chose de violent ; il était capable de tout imaginer, de tout arranger, et de tout faire.

Ces deux hommes, étroitement unis, plus encore par la conformité des idées que par le sang, entreprirent donc de changer la face de l’Europe[2].

Tout sembla d’abord favorable. Le maréchal de Belle-Isle fut envoyé à Francfort, au camp du roi de Prusse, et à Dresde, pour

  1. Au commencement de 1741 le cardinal de Fleury avait quatre-vingt-sept ans et demi ; voyez la note, page 177.
  2. Dans toutes les éditions on lisait ici : « … de l’Europe, aidés dans ce grand dessein par une dame alors trop puissante. Le cardinal combattit ; il donna même au roi son avis par écrit, et cet avis était contre l’entreprise. On croyait qu’il se retirerait alors : sa carrière entière eût été glorieuse ; mais il n’eut pas la force de renoncer au ministère, et de vivre avec lui-même sur le bord de son tombeau. Le maréchal de Belle-Isle et son frère arrangèrent tout, et le vieux cardinal présida à une entreprise qu’il désapprouvait. »

    Ce passage est rayé dans l’exemplaire dont il est parlé dans l’Avertissement de Beuchot. — La dame alors trop puissante est la duchesse de Châteauroux.