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Savoie ait laissé mourir son père dans un cachot au lieu de lui rendre sa couronne[1].


    béry, en allant aux eaux. Il lui envoya d’abord deux ministres pour lui rendre compte des affaires de leurs départiments. Victor les écouta, les remercia de leur attention pour lui, mais refusa de croire qu’il dût leur confiance aux ordres de son fils ; il le traita, lorsqu’il le vit, avec la même humeur et la même dureté qu’il lui avait prodiguées dans son enfance, et ne cacha au marquis d’Ormea et à Delborgo, autre ministre alors uni avec d’Ormea, ni son mépris, ni sa haine, ni le désir qu’il avait de détromper son fils, et d’obtenir de lui leur disgrâce.

    À son retour, le roi Charles revit son père ; il en fut encore plus maltraité. Il devait rester quinze jours avec lui. D’Ormea sentit que tôt ou tard Victor se rendrait maître de son humeur, et que sa perte serait le résultat d’une conférence paisible entre le père et le fils. Alors il cherche à effrayer le jeune roi, à lui persuader qu’il n’est pas en sûreté dans le château de son père, que sa liberté est en danger, sa vie exposée à un mouvement de violence ; il le détermina à partir à cheval au milieu de la nuit. La reine le suit quelques jours après, et Victor lui-même part pour le Piémont avec sa femme ; il s’arrête à Montcarlier, et mande à son fils que d’après le conseil qu’il lui avait donné de se rapprocher de Turin, et de ne plus s’exposer au climat rigoureux de la Savoie, il a quitté Chambéry, et attend qu’il lui donne une nouvelle retraite. La première entrevue fut très-violente, et les menaces contre les ministres redoublèrent. D’Ormea vit qu’il n’avait plus à choisir qu’entre sa perte et celle du roi Victor ; mais comment faire consentir un fils, jeune, accoutumé au respect et à la crainte, à faire arrêter son père, à soulever par cette violence l’Europe entière contre lui ? Il supposa que le roi Victor avait formé le projet de remonter sur le trône, tirant parti de quelques mots qui lui étaient échappés. Fosquieri, gouverneur de Turin, avait été séduit, ainsi que le marquis de Rivarol ; le roi Victor avait fait une tentative pour s’introduire dans la citadelle. Il avait eu des entretiens avec des médecins et des apothicaires de la cour ; tout annonçait le complot le plus funeste. Il fallait, ou rendre ces complots inutiles en s’assurant de la personne de Victor, ou lui céder le trône : action qui, suivant ces indignes conseillers, avilirait le roi Charles aux yeux de toutes les puissances, et le ferait regarder comme incapable de régner. Cependant Mahomet II, qui remit deux fois le trône à son père, avait laissé un assez grand nom. Obsédé par ses ministres, qui ne lui laissaient aucun relâche et qui tous étaient les instruments d’Ormea, quoique jaloux de lui et le haïssant, le roi Charles céda ; il ordonna d’arrêter son père.

    Au milieu de la nuit, des grenadiers, les uns armés de baïonnettes, les autres portant des flambeaux, entrent dans la maison où était Victor ; on brise à coups de hache la porte de sa chambre qui se remplit de soldats. Il était couché avec sa femme. On lui signifia l’ordre de son fils. Dédaignant de parler aux officiers, il s’adressa aux grenadiers : « Et vous, leur dit-il, avez-vous oublié le sang que j’ai versé à votre tête pour le service de l’État ? » Ils ne répondirent que par leur silence ; s’obstinant à ne point obéir, on l’arrache de son lit et des bras de sa femme, qu’il tenait embrassée ; on la traîne dans une chambre voisine ; sa chemise, déchirée, l’exposait tout entière aux yeux des soldats. Victor consent enfin à se faire habiller ; on le porte dans une voiture : il aperçoit en sortant les gardes de son fils qu’on lui avait donnés par honneur les jours précédents. « Vous avez bien fait votre devoir », leur dit-il. La voiture était entourée d’un détachement de dragons du régiment de son fils. « On a pris toutes les précautions », dit-il en les reconnais-

  1. J’ai ajouté la dernière phrase de cet alinéa d’après l’exemplaire dont j’ai parlé dans mon Avertissement. (B.)