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les princes chrétiens que Mahomet Second ait rendu la couronne au sultan Amurat son père, qui avait abdiqué, et qu’un duc de

    il l’occupait à passer en revue ou à faire manœuvrer ses régiments, à lever le plan de toutes ses places ; il lui fit apprendre tous les détails des manufactures établies dans ses États, lui développa tous ses projets de finance et de législation, les motifs de ce qu’il avait fait, le succès heureux ou malheureux de toutes ses tentatives pour rendre son pays florissant ; et lorsqu’il le crut assez instruit, il le fit travailler avec lui dans toutes les affaires, n’en décidant aucune qu’après l’avoir discutée avec le prince Charles. Mais il continuait de le traiter avec la même dureté, ne lui laissant aucune liberté ; pas même, après son second mariage, celle de vivre à son gré avec sa femme. Vers la fin de 1729 Victor forma le projet d’abdiquer ; il croyait son fils en état de gouverner : l’Europe était en paix. L’on pouvait espérer que cette paix durerait quelques années ; et il ne voulait pas exposer son État à n’avoir pour chef, pendant la guerre qu’il prévoyait pour un temps plus éloigné, qu’un jeune prince encore sans expérience, ou un vieillard abattu par l’âge et par les infirmités. Il ne se trouvait plus ni la même activité pour le travail, ni la même netteté d’esprit ; il sentait qu’il n’avait plus la force de dompter son humeur.

    Il avait toujours mené une vie simple, se montrant supérieur à l’étiquette de la grandeur comme au faste et à la mollesse. Il imagina qu’il coulerait des jours tranquilles dans sa retraite avec la marquise de Saint-Sébastien, dame d’honneur de la princesse de Piémont, qu’il prit la résolution d’épouser. Il n’avait jamais été son amant, et elle avait quarante-cinq ans ; mais souvent trompé par des femmes, il avait des prouves de la vertu de Mme de Saint-Sébastien, et avait pris insensiblement du goût pour elle dans de fréquents tête-à-tête où ils examinaient ensemble les plus secrets détails du ménage du prince, sur lesquels un violent désir d’avoir de la postérité donnait au roi Victor une curiosité singulière. Il ne mit point Mme de Saint-Sébastien dans la confidence de son abdication, l’épousa en secret le 12 auguste 1730, et abdiqua le 3 septembre, ne se réservant qu’une pension de cinquante mille écus.

    Il recommanda à son fils le prince de Saint-Thomas, ancien ministre, sujet fidèle, et bon citoyen ; Rebender, général allemand, qu’il venait de faire maréchal ; et le marquis d’Ormea, alors ambassadeur à Rome. D’Ormea était un homme sans naissance que Victor-Amédée, qui lui trouvait de l’adresse, avait tiré de la misère. Ce ministre lui avait rendu le service de terminer des différends avec la cour de Rome, qui avaient duré une grande partie de son règne, et d’obtenir d’elle un concordat plus favorable que Victor n’eût pu l’espérer. Il ne savait pas que d’Ormea ayant prodigué l’argent au cardinal Coscia (Cuisse), qui gouvernait Benoît XIII, Coscia avait fait lire un concordat au pape, et lui en avait fait signer un autre. Le marquis d’Ormea, rappelé de Rome, et placé dans le ministère, forma dès son arrivée le projet d’être le maître. Il craignait peu les autres ministres, qu’il parvint bientôt à rendre suspects ou inutiles ; mais le roi Victor était un obstacle à son ambition ; on lui envoyait tous les jours un bulletin qui renfermait la note de tout ce que les différents bureaux avaient fait, et dans les affaires importantes son fils paraissait ne décider que d’après lui.

    L’hiver qui suivit son abdication, le roi Victor eut une attaque d’apoplexie dont il resta défiguré. Son fils n’alla point le voir parce que lui-même s’y opposa ; mais il lui écrivit pour l’engager à choisir sa retraite en Piémont, plus près de Turin, et dans un climat plus doux. Le bulletin avait été interrompu pendant la maladie de Victor, et on ne lui en envoya plus après sa convalescence. D’Ormea prit sur lui de cesser cet usage, éluda les ordres du roi Charles, qui voulait donner à son père cette marque de respect, et finit par l’en dégoûter.

    Le roi Victor fut irrité de ce procédé. Son fils se proposa de le voir à Cham-