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reçu la place de premier ministre, et qu’il dirigea toutes les actions de sa vie, sans jamais laisser entrevoir sur son visage ni les sourcils de la fierté ni les grimaces de l’hypocrisie.

S’il y a jamais eu quelqu’un d’heureux sur la terre, c’était sans doute le cardinal de Fleury. On le regarda comme un homme des plus aimables, et de la société la plus délicieuse jusqu’à l’âge de soixante et treize ans ; et lorsqu’à cet âge, où tant de vieillards se retirent du monde, il eut pris en main le gouvernement, il fut regardé comme un des plus sages. Depuis 1726 jusqu’à 1742 tout lui prospéra. Il conserva jusqu’à près de quatre-vingt-dix ans[1] une tête saine, libre, et capable d’affaires.

Quand on songe que de mille contemporains il y en a très-rarement un seul qui parvienne à cet âge, on est obligé d’avouer que le cardinal de Fleury eut une destinée unique. Si sa grandeur fut singulière, en ce que, ayant commencé si tard, elle dura si longtemps sans aucun nuage, sa modération et la douceur de ses mœurs ne le furent pas moins. On sait quelles étaient les richesses et la magnificence du cardinal d’Amboise, qui aspirait à la tiare, et l’hypocrisie arrogante de Ximénès, qui levait des armées à ses dépens, et qui, vêtu en moine, disait qu’avec son cordon il conduisait les grands d’Espagne ; on connaît le faste royal de Richelieu ; les richesses prodigieuses accumulées par Mazarin. Il restait au cardinal de Fleury la distinction de la modestie ; il fut simple et économe en tout, sans jamais se démentir. L’élévation manquait à son caractère. Ce défaut tenait à des vertus qui sont la douceur, l’égalité, l’amour de l’ordre et de la paix : il prouva que les esprits doux et conciliants sont faits pour gouverner les autres.

Il s’était démis le plus tôt qu’il avait pu de son évêché de Fréjus, après l’avoir libéré de dettes par son économie, et y avoir fait beaucoup de bien par son esprit de conciliation : c’étaient là les deux parties dominantes de son caractère. La raison qu’il allégua à ses diocésains était l’état de sa santé, qui le mettait désormais dans l’impuissance de veiller à son troupeau ; mais heureusement il n’avait jamais été malade.

Cet évêché de Fréjus, loin de la cour, dans un pays peu agréable, lui avait toujours déplu. Il disait que, dès qu’il avait vu

  1. Né le 22 juin 1653, chanoine de Montpellier à quinze ans, en 1668, aumônier de la reine en 1677, évêque de Fréjus le 1er novembre 1698, il se démit de son évêché en 1715, fut nommé, par le testament de Louis XIV, précepteur de son arrière-petit-fils Louis XV, admis au conseil et chargé de la feuille des bénéfices en 1723, premier ministre en juin 1726, cardinal en septembre 1726 ; il mourut le 29 janvier 1743, à quatre-vingt-neuf ans et sept mois.