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presque toute la salle tourna les yeux sur la reine pour l’observer avec une curiosité plus indiscrète que maligne.

Le lendemain Fleury revint. Il affecta de ne se point plaindre ; et sans paraître demander ni satisfaction ni vengeance, il se contenta d’abord d’être en secret le maître des affaires. Enfin, le 11 juin 1726, le roi ayant invité Monsieur le Duc à venir coucher à la maison de plaisance de Rambouillet, et étant parti, disait-il, pour l’attendre, le duc de Charost, capitaine des gardes, vint arrêter ce prince dans son appartement ; il le mit entre les mains d’un exempt qui le conduisit à Chantilly, séjour de ses pères, et son exil.

La dissimulation de l’évêque dans cette exécution n’était pas extraordinaire, celle du roi parut l’être ; mais le précepteur avait inspiré à son élève une partie de son caractère ; et d’ailleurs on avait dit depuis si longtemps : Qui ne sait dissimuler ne sait pas régner[1], que ce proverbe royal, inventé pour les grandes occasions, était toujours appliqué aux petites.

Pâris-Duverney, dès ce moment, ne fut plus le maître de l’État. Le roi déclara, dans un conseil extraordinaire, que c’était lui qui devait l’être, et que tous les ministres iraient travailler chez l’évêque de Fréjus, c’est-à-dire que Fleury allait régner ; les frères Pâris furent exilés, et bientôt Duverney fut mis à la Bastille.

C’est ce même Duverney que nous avons vu depuis jouir d’une assez grande fortune, et de beaucoup de considération. Il fut l’inventeur et le vrai fondateur de l’école militaire[2]. Pour Mme de Prie, elle fut envoyée au fond de la Normandie, où elle mourut bientôt dans les convulsions du désespoir[3].

Il manquait à Fleury d’être cardinal. C’est une qualité étrangère à l’Église et à l’État, que tout ecclésiastique romain, à portée de l’obtenir, poursuit avec fureur, que les papes font longtemps espérer pour avoir des créatures, et que les rois honorent chez eux par une ancienne coutume qui tient lieu de raison et même de politique.

Monsieur le Duc avait secrètement empêché par le cardinal de Polignac, ambassadeur à Rome, et par l’abbé de Rothelin, qu’on n’envoyât cette barrette tant désirée : elle arriva bientôt ; Fleury la reçut avec la même simplicité apparente qu’il avait

  1. C’est le mot de Louis XI.
  2. Voyez aussi l’Éloge funèbre de Louis XV.
  3. C’est pendant toute cette crise que Voltaire fut insulté par un Rohan, jeté à la Bastille pour la seconde fois, et, sans appui, contraint de fuir en Angleterre. On peut donc dire qu’il fut enveloppé dans la disgrâce de Monsieur le Duc, quoique celui-ci ne tombât que deux mois après. (G. A.)