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Le parti du premier ministre paraît triompher pendant quelques heures, mais ce l’ut une seconde journée des dupes, semblable à cette journée si connue dans laquelle le cardinal de Richelieu, chassé par Marie de Médicis et par ses autres ennemis, les chassa tous à son tour.

Le jeune Louis XV, accoutumé à son précepteur, aimait en lui un vieillard qui, n’ayant rien demandé jusque-là pour sa famille inconnue à la cour, n’avait d’autre intérêt que celui de son pupille. Fleury lui plaisait par la douceur de son caractère, par les agréments de son esprit naturel et facile. Il n’y avait pas jusqu’à sa physionomie douce et imposante, et jusqu’au son de sa voix, qui n’eût subjugué le roi. Monsieur le Duc, ayant reçu de la nature des qualités contraires, inspirait au roi une secrète répugnance.

Le monarque, qui n’avait jamais marqué de volonté ; qui avait vu avec indifférence son gouverneur, le maréchal de Villeroi, exilé par le duc d’Orléans, régent ; qui, ayant reçu pour femme une enfant de six ans sans en être surpris, l’avait vue partir comme un oiseau qu’on change de cage ; qui avait épousé la fille de Stanislas Leczinski sans faire attention à elle ni à son père ; ce prince enfin à qui tout paraissait égal, fut réellement affligé de la retraite de l’évêque de Fréjus. Il le redemanda vivement, non pas comme un enfant qui se dépite quand on change sa nourrice, mais comme un souverain qui commence à sentir qu’il est le maître. Il fit des reproches à la reine, qui ne répondit qu’avec des larmes. Monsieur le Duc fut obligé d’écrire lui-même à l’évêque, et de le prier au nom du roi de revenir.

Ce petit démêlé domestique fut incontinent le sujet de tous les discours chez tous les courtisans, chez tout ce qui habitait Versailles. Je remarquai qu’il fit plus d’impression sur les esprits que n’en firent depuis toutes les nouvelles d’une guerre funeste à la France et à l’Europe. On s’agitait, on s’interrogeait, on parlait avec égarement et avec défiance. Les uns désiraient une grande révolution, les autres la craignaient : tout était en alarmes.

Il y avait ce jour-là spectacle à la cour : on jouait Britannicus. Le roi et la reine arrivèrent une heure plus tard qu’à l’ordinaire. Tout le monde s’aperçut que la reine avait pleuré ; et je me souviens que lorsque Narcisse prononça ce vers[1],

Que tardez-vous, seigneur, à la répudier,
  1. Acte II, scène ii.